Chaque premier mercredi du mois, en France, les 10 000 sirènes (recensement 2010) du territoire métropolitain sont testées par un fonctionnaire de la direction de la sécurité civile, souvent flanqué d’un réserviste de l’armée de l’air. Ce réseau national d’alerte (RNA), conçu initialement pour prévenir la population d’un bombardement terrestre ou aérien et/ou d’une attaque nucléaire, est un héritage de la Seconde guerre mondiale et de la guerre froide, sachant que l’est du pays, boulevard des invasions depuis des siècles, est particulièrement bien doté en sirènes. Problème : en l’absence de danger majeur imminent et spectaculaire du genre crue centenaire ou incendie de site Seveso, cet antique système d’alarme sonore dont le sens échappe à la plupart de nos concitoyens, endormis par la routine de ses manifestations, ne sert pas à grand-chose. Par ailleurs, il est redondant avec l’énorme patrimoine campanaire de nos villes et villages, qui avait aussi autrefois cette fonction d’alarme. La Ière République française, d’abord tentée de supprimer toutes les cloches, surtout dans les territoires rebelles[1], devait y renoncer partiellement, leur fonction d’alarme étant bienvenue en ces temps de guerre à toutes les frontières, et opter plutôt pour leur désacralisation. Non seulement le RNA est redondant, mais encore inégalitaire, certaines communes en étant dépourvue, alors que la couverture campanaire est bien meilleure.
Mais soyons juste : les sirènes du RNA ont au moins cet avantage de convoquer un univers sonore qu’on pensait à tort révolu sous le régime de l’interdépendance concurrentielle des économies, celui de la guerre et d’une guerre totale n’épargnant personne. C’est comme un léger électrochoc dans notre course tranquille, consciente et sidérée vers l’abîme. Or, la pollution, telle que la connaissons, pollution globale et systémique, c’est la guerre. Plus exactement, la pollution témoigne en nous et hors de nous de la guerre inexpiable que l’humanité, sous couvert de progrès matériel, se livre à elle-même et qu’elle livre à l’ensemble du vivant. C’est ce fait incontestable mais inconfortable que nous rappelle le combat solitaire que mène la flotte de la Sea Shepherd Conservation Society, dont le fondateur et trompe-la-mort Paul Watson, recherché par Interpol, est réfugié en France. La SSCS n’a pas été invitée à la COP21, alors que ses actions de piraterie ne visent rien de moins qu’à faire respecter les lois internationales en matière de protection des espèces menacées. Paul Watson est un des rares héros authentiques de notre époque qui ne fassent pas désespérer de notre espèce, cette espèce que Watson lui-même, dans un accès de misanthropie, désigne comme un ramassis de « primates arrogants et incontrôlables »[2], cette espèce invasive qui, ivre de sa puissance et de son nombre, ne voit pas qu’elle-même est menacée. Mais c’est Vincent Bolloré et consorts qu’on honore dans notre République. Il y a toutefois une différence entre la guerre classique[3] et la guerre capitalistique, dont la banalisation de la pollution est une des conséquences les plus terrifiantes, en tant qu’écrasement des possibles : dans une guerre classique, si un gouvernement n’a pu protéger son peuple de la guerre, du moins s’efforcera-t-il, ne fût-ce que pour préserver sa réserve d’hommes et son modèle économique et social, de protéger son peuple dans la guerre (défenses passive et active, abris, rationnement, mobilisation de toutes les compétences et volontés, renforcement de la solidarité nationale, etc.) ; dans la guerre capitalistique, le gouvernement, épaulé par la technostructure, joue contre son propre peuple d’une part en favorisant les intérêts des consortiums financiers qui le tuent à grands et à petits feux, d’autre part en détruisant les systèmes d’alerte, de compensation et de réparation des méfaits de l’économie de marché qu’il sert au lieu de la contraindre.
Dans un de ses Rêves, « Le Mont Fuji en rouge » (1990), Akira Kurosawa imaginait que l’industrie nucléaire était parvenue à technicoloriser les isotopes mortifères de manière à ce que les citoyens, en cas d’accident majeur, sussent de quoi ils mourraient (maigre consolation). Je propose donc, pour mettre en évidence le blitz permanent auquel nous expose une pollution invisible et insidieuse, que les cloches de nos villes et villages recouvrent pleinement leur fonction d’alarme civique et soient reliées aux capteurs de pollution. À chaque pic de pollution local et tout le temps que durerait ce pic, cloches fixes et cloches de volée sonneraient ensemble, avec priorité sur les offices (gageons que le pape vert François ne s’y opposerait pas). La pollution n’attendrait pas que Tf1 et France 2 s’y intéressent pour se rappeler à notre bon souvenir, comme à celui de nos enfants, à qui nous devons des comptes de plus en plus lourds. Il apparaîtrait alors beaucoup mieux que nonobstant toutes les mesures cosmétiques dont les médias nous abreuvent et dont « se félicitent » les instances politiques achetées par les industriels et les agro-industriels, rien de radical, c’est-à-dire rien d’essentiel n’a été fait pour désengluer les générations futures des boues de nos errements passés et présents.
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[1] Pratique pas spécifiquement révolutionnaire, si l’on se souvient qu’en 1548, l’autorité royale, à la suite d’une révolte contre la gabelle dans la Saintonge, l’Angoumois et la Guyenne, y avait fait confisquer toutes les cloches et détruire tous les clochers et beffrois. L’amnistie de 1549 n’envisageait pas de restituer les cloches.
[2] Claudie Baran, « Paul Watson, le pirate écolo », Le Figaro Magazine, le 26 juillet 2013.
[3] Il y a bien sûr un aspect capitalistique dans la guerre classique, mais contrairement à une opinion reçue, la guerre classique n’a jamais unanimement séduit les milieux capitalistes. En revanche, l’économie libérale de marché, dans sa forme mondialisée actuelle, n’est contestée sur le fond que par très peu de gouvernements.