Le Monde vient de se faire épingler pour la couverture de son hors-série du 15 novembre dernier consacré à la mythologie scandinave. Le journal nous y sert en effet un brouet de tous les clichés du « Viking »[1] de fiction comme de carnaval – frontalité menaçante, carrure de berserker bodybuildé, regard féroce qui incite en toute chose à donner raison à Thor, casque à cornes et nasal trop petit vissé sur un crâne massif tel un dé à coudre sur un doigt boudiné, longue barbe et longs cheveux blonds tombant en tresses approximatives sur le devant, fourrure noire jetée sur les épaules, cuirasse sombre indéfinissable. Ce portrait grossier, caricatural, presque autoparodique, est signé… l’intelligence artificielle. Le trait de génie visuel a été justement brocardé par le blogueur Nota Bene, qui signale au passage les relents suspects du texte de présentation, où l’on apprend qu’« Odin, Thor, Loki, Freyr et bien d’autres […] composent avec les géants, les nains, les elfes, les nornes et les walkyries les mythes fondateurs de notre culture ». Ce serait bien que les suprémacistes blancs et autres fouisseurs de racines imaginaires se mettent d’accord sur les origines chrétiennes ou païennes germaniques de l’Europe, histoire de structurer un minimum leurs inepties… À l’époque des invasions « vikings », les Francs, comme nombre d’autres peuples fascinés par Rome, se voyaient plutôt descendre des Troyens.
Voilà comment on se ridiculise quand on veut faire des économies sur le dos des illustrateurs et illustratrices, des photographes de métier, des spécialistes de la question et du secrétariat de rédaction (la grande question étant de savoir qui a validé cette couverture et le texte de présentation, si du moins ce choix incombe encore à une entité incarnée). L’éditeur de BD Glénat, dont le nom apparaît sur la couverture de ce hors-série, s’est d’ailleurs désolidarisé d’une vision caricaturale et même tératologique, l’IA ayant affublé son « Viking » d’un pouce bifide à la main gauche.
La base de données d’une intelligence artificielle sur un sujet quelconque n’est pas, comme on l’attendrait, le dernier état de la connaissance scientifique en la matière. Elle comprend ce dernier état – en général peu mis en avant sur Internet – mais dilué dans la masse écrasante des représentations anciennes et actuelles sur ledit sujet. Or, ces représentations, pour nous en tenir aux seuls « Vikings », sont largement dominées par une imagerie d’Épinal dans le style manichéen du Puy du Fou ou fantaisiste de séries à succès du type Vikings ou Vikings : Valhalla, ou de jeux vidéo du type Elder Scrolls. Difficile d’inverser la vapeur quand le cinéma, héritier des grands shows opératiques wagnériens, imprime sa marque et son tempo à tous les autres secteurs culturels ou presque, et imprègne à ce point les esprits au mépris de l’archéologie et des reconstitutions rigoureuses (si, ça existe). Un journal tel que Le Monde, avec sa force de frappe (relative) et sa réputation de sérieux, avait les moyens de donner à voir autre chose dès la couverture. D’où les nombreuses protestations sur les médias sociaux et les demi-excuses présentées par le journal dans la foulée.
Comme pour les films « historiques » à gros budget, on a du mal à comprendre que si peu de soin soit apporté, sans occasionner un surcoût insurmontable, à la restitution des tenues et silhouettes de l’époque choisie. Ce n’est pas comme si, s’agissant des ancien·nes Scandinaves, nous souffrions d’une pénurie de sources et de vestiges. Il y a même, fait rarissime, une tapisserie entière, à Bayeux, qui constitue une banque d’images contemporaines de la période « viking » tardive. Le problème est qu’on en est arrivés au stade « idiocratique » où le travail des historien·nes, des reconstituteurs et reconstitutrices, est jugé par les publics à l’aune de ce qu’ils ont vu au cinéma (renversement très finement analysé par le blogueur Hycarius au sujet de la série Vikings), quand les chercheurs et chercheuses ne se sentent pas obligé·es d’y sacrifier à leur tour (l’usage fautif mais banalisé des termes viking et drakkar[2] l’atteste) pour vulgariser leurs travaux auprès de collectivités friandes de parcs à thèmes pseudo-historiques et de « merdiévalisme » à la bonne franquette...
Finalement, l’IA est plutôt vintage. Elle fait comme la plupart des costumiers et costumières des superproductions, elle recycle les vieux stocks en y suspendant les breloques à la mode de la pop culture bankable (qui est aussi un objet historique passionnant). Vintage et même excessivement conservatrice, puisqu’à rebours de la dynamique de questionnement permanent et de réinterprétation des sources où s’inscrivent, en toute modestie, les historiens et historiennes du vêtement, ainsi que le montre le travail d’Anne Pedersen et Charlotte Rimstad sur les costumes de l’homme de Bjerringhø et de la femme de Hvilehø, reconstitués d’après des fragments du Xe siècle conservés au Musée national du Danemark (l’état actuel corrige une interprétation présentée près de dix ans plus tôt[3]).

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La bourde du Monde prouve que certains métiers qui peuvent se sentir menacés par l’engouement actuel pour l’IA ne le sont guère en vérité, pourvu que les employeurs ne renoncent pas, par paresse intellectuelle, facilité ou économie de bouts de chandelles, à faire marcher leur propre intelligence.
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[1] Pour rappel, les « Vikings », le « peuple viking » n’existent pas. Un ancien Scandinave ou homme du Nord peut être dit « viking » stricto sensu lorsqu’il est en expédition marchande et/ou de piraterie, les deux activités n’étant pas toujours dissociables.
[2] Le « drakkar » est un monstre lexical de formation récente en français, que l’on doit à l’historien et pionnier de l’archéologie navale Augustin Jal, appliqué à une grande variété d’embarcations scandinaves de type langskip (long bateau de guerre) ou kaupskip (bateau de commerce ou de charge). La classification a été fixée après la découverte en 1880 et 1904, dans le fjord d’Oslo, en Norvège, à Oseberg et Gokstad, de deux navires enterrés dans des mottes funéraires, et surtout après celle, en 1957, dans le fjord de Roskilde, au Danemark, de cinq épaves de bateaux de divers tonnages coulés volontairement là entre 1000 et 1100 pour bloquer le chenal et dont le renflouage a été réalisé en 1962.
Plutôt que de parler de « drakkar » à tout bout de champ, on pourrait réactiver et remotiver sémantiquement les dénominations scandinaves passées en ancien français, comme eschoi (scand. skeid) – langskip dont la Mora du duc de Normandie Guillaume le Bâtard, représentée sur la tapisserie de Bayeux, fournit un bel exemplaire –, esnèque (scand. snekkja) – langskip plus petit servant surtout à transporter les chevaux – ou canart (scand. knarr) – kaupskip.
[3] Voir Tina Anderlini, « Costumes scandinaves vers l’an mil. De nouvelles interprétations », Moyen Âge, n° 128, février-mars-avril 2022, p. 42-49.