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Billet de blog 6 mai 2015

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Aux âmes, citoyens !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Les fonctionnaires sont comme les livres d’une bibliothèque : les moins utiles sont les plus haut placés. »

Paul Masson, Notes (« La Plume », 1896).

Plier les corps pour les faire entrer dans des serviettes. Voilà à quoi se sont astreints, en France, depuis la fin du Moyen Âge, les fonctionnaires des administrations royale, impériale, puis républicaine. C’est la même serviette qu’on se repasse de siècle en siècle. Du simple agent au grand commis d’État, il y a une chaîne continue de révérences mal placées et de lâchetés héritées. Cette patiente sédimentation des médiocrités n’a même pas composé un terreau fertile, propice à la macération, plus laborieuse encore, d’une conscience civique. La cité est une belle idée qui se ressent du contact malpropre des oligarques qui l’accaparent. Tant que le même conseil de notabilités tirera les ficelles de la poupée obscène qu’on nous propose pour allégorie de la République, chaque étage du personnel qui la sert se livrera, sans même l’excuse de la mégalomanie, à la passion du népotisme et de la cooptation.

La médiocrité n’est pas l’apanage de la domesticité administrative. Elle a ses aristocrates. On s’amuse hautement, entre adeptes de l’histoire bourbiers et entrailles, des arguties d’un Nogaret ou des mystifications d’un Talleyrand, où l’on veut voir les signes d’une intelligence hors norme. On s’égare. On se prend aux artifices d’une intelligence fourvoyée, appliquée à des ambitions de caniveau. D’élévation, point. L’entassement des titres n’a jamais produit que des tas informes et pestilentiels dont les galeries des Tuileries étaient encore encombrées sous Louis XVIII. – Et Machiavel, qu’en faites-vous ? N’était-ce pas une manière d’esthète dans son domaine ? – La Renaissance a excrété un Machiavel parce qu’elle digérait mal les Évangiles. Il n’est de grand administrateur que celui qui s’oublie dans le service qu’il rend. L’homme public qui a sa plaque de rue rentre dans les contours de sa véritable envergure. Il préside aux destinées de la voirie.

« Propos démagogiques », rétorqueront ceux-là mêmes qu’ils visent. « Les fonctionnaires doivent faire avec l’inertie propre à toute administration. » La belle défausse ! Quand les parties pèchent, elles accusent le tout, et comme le tout s’identifie à la tête, c’est la tête qui prend. Le tout n’est que la somme des parties, la tête n’est que leur sommet. La tête est une terminaison, elle ne commence rien. Sauf dysfonctionnement interne, elle est voulue avant de vouloir. Le héros fondateur n’existe que dans l’imagerie d’Épinal. Les sociétés primitives, nous le savons, se sont choisi une tête. Les maires du palais et leurs affidés firent un temps nos rois. La pairie prit le relais. Mazarin et Colbert expliquent Louis XIV, comme la terre et l’eau expliquent l’arbre. Le roi, c’est eux.

Quand la tête donne de la gîte, soit par dérangement, soit par incapacité, on s’imagine que les parties sont portées à sombrer avec elle. Le premier siècle de l’Empire romain, généreux en fous furieux mégalomanes, eût pu être le dernier. L’administration était alors suffisamment saine de corps pour renfermer les extravagances des empereurs dans les limites de leur capitale. Dans le cas où quelque indiscret eût laissé filtrer un ordre absurde, il se trouvait toujours un magistrat pour en rectifier l’intention et en atténuer les rigueurs. S’il en eût été autrement, on ne s’expliquerait pas la relative tranquillité des provinces éloignées ou fraîchement conquises au plus fort des délires d’un Caligula. L’extraordinaire souplesse de l’administration romaine, laquelle survécut à l’Empire lui-même, est la meilleure preuve que les fonctionnaires peuvent s’affranchir de la tête, si celle-ci est défaillante, voire la retrancher.

Inversement, lorsque la tête joue pleinement son rôle, promulgue, après délibération, des lois-cadres, établit un ordre moral qu’elle entend faire respecter en tout endroit de sa juridiction, on veut absolument que l’appareil administratif manifeste la même bonne santé brutale. On le louerait presque de découvrir son zèle dans l’exécution immédiate d’un décret. Or, un corps vivant n’est pas comparable à une machine bien graissée. L’efficacité, en tant que dépense physique machinale, trahit une mollesse d’âme dans l’administration. L’âme est ce qui vient au fonctionnaire dans l’épreuve du frottement entre la consigne et ses convictions.

Si les lenteurs tant décriées de la fonction publique étaient dues à un effort de réexamen par les agents de la lettre et de l’esprit des lois, nous pourrions nous en réjouir. Malheureusement, elles sont le résultat d’une dilution du scrupule dans la foule des lâchetés ordinaires. Pour redevenir un porteur d’âme, il suffit pourtant que le porteur de serviette égare sa serviette. On a vu un professeur de l’École Polytechnique enseigner à ses élèves le devoir de désobéissance. Déjà pendant la guerre de 14-18, les polytechniciens avaient été suspectés d’antipatriotisme par les Caton de l’Académie. Cela n’empêcha pas ces jeunes hommes de se faire hacher menu comme artilleurs de première ligne sur le front nord. C’est que la bêtise de quelques raseurs en mal d’inspiration est difficile à désamorcer une fois que la mèche a pris. Le porteur d’âme se fait alors un devoir de la répandre au champ d’honneur, moins pour en retirer de la gloire que pour rester solidaire des copains.

Est-ce vraiment pertinent, cependant, de distinguer des sections d’élite dans les divisions de l’État ? Les normaliens, les polytechniciens et les énarques sont plus souvent brocardés pour leur conformisme, voire leur parasitisme, que pour leur indépendance d’esprit. La jalousie populaire, qui a survolé Bourdieu, croit toucher juste en reprenant l’antienne de l’auto-engendrement des élites. Elle démasque un héritage dans chaque promotion. Son enquête s’arrête là. Dommage. Elle eût écarté le dernier voile, elle n’eût rien trouvé d’autre dans les casernes de l’excellence qu’une resserre pleine d’idées et de discours reçus, banal outillage d’une philosophie de quartier-maître à l’usage des amiraux.

Il n’y a pas de corps d’élite, tout simplement parce que l’excellence est solitaire. Son ontologie est individualiste. Elle fuit le papier tue-mouche de la fraternité régimentaire. Elle s’accouche elle-même, certes, mais elle n’est pas reproductible. On apprend aisément à être meilleur que son voisin de palier. Les écoles de commerce vous fournissent le matériel de ruse et de sape pour y parvenir. Mais être meilleur, tout court, cela ne s’apprend pas. L’excellence est une grandeur qui passe inaperçue auprès des rehausseurs d’images. Elle n’attend pas l’heure propice pour faire sa sortie. On dit des circonstances qu’elles mettent à l’épreuve la trempe des individus. Elles mettent surtout à l’épreuve leur flair. Elles produisent des opportunistes au nez fin.

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