La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des hommes.
Jean Rostand.
Nos sociétés sont tellement peu avancées qu’elles continuent de se jauger d’après la taille de leurs populations respectives et la vigueur de leur natalité. Le Vatican, combien de petits Jésus par nonne ? Si le discours politique a l’air de s’en tenir à ces vues grossières d’un autre âge, ne nous y trompons pas. Il repose sur un discours pseudo-scientifique qui décortique méticuleusement le cheptel humain depuis plus de deux siècles et fait en sorte que l’ordre des choses, celui des inégalités imposées, se perpétue en dépit des progrès techniques, voire avec leur concours. Il s’agit d’un discours pseudo-scientifique car, sous couvert d’accumuler les données susceptibles d’améliorer la connaissance que nous avons de nous-mêmes, il en réserve la clef et l’usage à ceux d’entre nous qui ont tout intérêt à ce que cette connaissance n’aille pas trop loin. Cette datascience n’est rien d’autre qu’un dérivé de l’activité notariale. Elle consigne dans ses registres une cascade inflationniste d’actes qui aident moins à comprendre l’homme qu’à alimenter cette machine à diviser qu’est le gouvernement des hommes.
Depuis quand le savant et le notaire cheminent-ils de concert ? Depuis que tous deux sont sortis de la comédie pour entrer dans l’encyclopédie. Le notaire, pour se désennuyer de sa pratique, a fini par intégrer les sociétés savantes, auxquelles il a apporté la caution de l’observation de terrain. Son anthropologie codicillaire a inspiré en retour certains savants, lassés des casiers théologiques. Lorsque Charles Darwin chercha à résumer sa théorie d’une formule, il alla fureter du côté des horticulteurs et des éleveurs. Ces deux groupes, génétiquement apparentés à l’espèce notariale, se consolaient d’un ordinaire de fange et de lisier par l’invention de races supérieures. La sélection artificielle opérée par eux n’était pas sans présenter, aux yeux du naturaliste, quelque analogie avec le processus évolutif. Toutefois, cette analogie masquait mal l’absence d’agent pour le cas naturel. L’évolution selon Darwin tâtonne au hasard, à la façon d’une vigne sauvage, se moquant des échalas et des treilles dressés par les anges jardiniers de l’Éden.
L’arborescence mal peignée des espèces dérangea, sitôt formulée, les généalogistes de la science positive. Ceux-ci, parfaitement conscients de la bancalité d’une sélection confiée au hasard, remplacèrent le jet de dés par le déterminisme physiologique. En pleine expansion coloniale, on leur demanda de justifier les victoires de l’Occident sur des empires millénaires sans faire intervenir la rancune divine, passée de mode. Ils s’ingénièrent donc à démontrer qu’une sélection trop lâche des partenaires, couplée à des croisements raciaux peu regardants, en multipliant les malfaçons, multipliait les risques de décadence. Le physiologiste Galton, un parent de Darwin, développa pour l’occasion l’hybride aristocratique de la viriculture. L’homme occidental devait jouer des muscles, au gymnase, dans la rue et jusque dans son foyer, s’il voulait illustrer sa race et contrebalancer efficacement le legs de langueur transmis à son fils par sa femme. L’Europe pouvait s’enorgueillir d’une greffe grecque, encore qu’elle ne retînt que le volet hellénique, plus mâle. Elle pouvait, à la rigueur, se sentir des attaches romaines, pourvu qu’on ne rappelât pas que Rome avait été fondée par un meurtrier et peuplée d’esclaves fugitifs et de repris de justice. Elle niait en revanche devoir quoi que ce fût au Turc, au Numide ou au Tupinamba, dont les sociétés molles avaient été anéanties par les armes et l’acculturation, ou menaçaient de l’être. L’obsession du métèque a toujours été sélective.
L’interprétation eugéniste que fit Galton de la sélection naturelle criminalisa le métèque et souffla quelques idées à Bertillon, fondateur de l’anthropométrie judiciaire et antisémite avoué. Depuis 1790, année de définition du mètre étalon, l’homme ne mesurait plus le monde du coude, du pied ou de la main, ces parties de lui-même. Le globe était devenu le nouveau référent. Ce changement d’échelle ne dissuada pas Bertillon de dresser sa toise métrique à côté de notre insignifiance. Galton fut d’ailleurs un des premiers à se laisser bertillonner. De cette rencontre au sommet de l’évolution, il découla que le criminel était un métèque social, que le pauvre était près de le devenir s’il rejoignait l’Internationale socialiste et qu’il incombait au savant de fournir au politique le théorème de la détermination génétique. La malmesure de l’homme était née.
La datascience ne s’arrêta pas en si bon chemin et fit contribuer la statistique à l’établissement de ses petits cadastres raciaux. Est-ce un hasard si l’Institut de sondage Gallup fut créé aux États-Unis dans l’Entre-deux-guerres, quelques années seulement après que les premières mesures eugénistes eurent été prises à l’encontre des malades mentaux ? Est-ce un hasard si, à la même époque, l’ancêtre de l’ordinateur, la machine à cartes perforées dont IBM s’était fait une spécialité, servit aussi bien à gérer la complexification exponentielle des montages financiers qu’à gérer l’expansion, tout aussi exponentielle, de la bureaucratie en charge du contrôle des populations ?
La découverte des laboratoires concentrationnaires nazis n’a pas dissuadé la puissance publique d’avoir recours plus systématiquement aux outils statistiques. Il faut bien graduer la jauge de notre servitude volontaire. Le boom actuel du commerce des données prépare le terrain à un nouveau déchaînement balistique qui se cherchera l’excuse d’être toujours mieux ciblé.
On se méfie pourtant du chiffre depuis l’Antiquité. Aristote, qui enseignait les mathématiques, jugeait avec sévérité le mystère dont Pythagore auréolait son propre enseignement, comme si les chiffres étaient des déités et que lui-même et ses disciples en fussent les desservants. Le chiffre est un signe conventionnel qui, par cela même qu’il est conventionnel, vérifie un système qui le dépasse. Imaginons qu’Abraham ait été statisticien. Il aurait désobéi à l’ordre de l’ange et égorgé Isaac, car alors, coutume oblige, il se donnait statistiquement plus de chances d’être agréable à Dieu en sacrifiant son fils qu’en lui substituant un bélier.
Le pire est que nos dernières résistances tombent. La folie du chiffre pousse son avantage. Les études littéraires, acculées dans leur réduit, croient retarder leur mise à mort en produisant diagrammes et analyses sérielles. Qu’espèrent-elles ? Reconquérir un trône qu’elles n’ont jamais occupé ? Quand elle saura quel pourcentage de la population elle touche, l’imbécillité se sentira forte, lèvera le poing et réclamera un portefeuille ministériel. Comptons-nous, recomptons-nous jusqu’à satiété, et même au-delà, jusqu’à nous régurgiter nous-mêmes, nous nous heurterons toujours, fussions-nous vingt milliards, à la même aporie d’un infini d’idiotie contenu dans un emballage corporel fini. On a souvent dit de Darwin qu’il fut le Galilée de son époque parce qu’il dynamita le dogme de l’anthropocentrisme. N’eût-il accompli que cela, il n’eût pas fait beaucoup plus qu’un Bouddha ou qu’un Jésus. Darwin a froissé ses contemporains parce qu’il leur a montré dans quelle impasse évolutive l’humanité claironnante conduisait sa troupe.
Homo Sapiens Sapiens est le dernier représentant de son espèce. Comme l’indique involontairement sa dénomination savante, son règne est un bégaiement. Une nouvelle inclinaison de l’os sphénoïde, la chute des poils ou l’hypertrophie du pouce ne seront pas nécessairement les indices d’une mutation majeure, mais peut-être les avant-coureurs d’une extinction imminente. Nos capacités cérébrales exceptionnelles laissent croire à la possibilité du dépassement du corps par lui-même, mais le souci de la performance quantifiable nous ramène à ce corps, nous y enchaîne, et les implants électroniques nous rendront plus lourde encore cette chaîne. La toile de nos neurones chercherait-elle à reproduire la trame du boulier ? Notre supercerveau a du mal à se projeter dans le long temps incalculable de la dépense inutile et hasardeuse. Les largesses de la nature nous ont rendus dépensiers de ses richesses et avares des nôtres.
La sélection naturelle aurait pu, avec Homo Sapiens, s’abroger elle-même. Imaginez une espèce dont le principe d’accroissement serait l’entraide et la préservation des créatures les plus faibles… Il a fallu qu’Homo Sapiens inventât et divinisât le chiffre.