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Billet de blog 11 janvier 2015

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Bruit majuscule pour peuple miniature ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il fallait être un peu naïf pour croire qu'il serait possible, individuellement et collectivement, aujourd'hui dimanche 11 janvier 2015, jour d'hommage officiel aux dernières victimes françaises du terrorisme islamiste, de faire comme si le cortège des dirigeants évoluait sur un autre plan que celui des cortèges populaires. Que va retenir l'histoire ? Elle va retenir la ligne des chefs d'états, bras dessus bras dessous, chacun se haussant du col, et un million de soldats Charlie derrière eux, non loin de là, en renfort, et peut-être deux millions sept cent mille en province autour d'eux pour les border, bien gentiment, car ils ont besoin de réconfort, ces Messieurs. Ils sont si chahutés par leurs opinions publiques, quand il en reste.

Il y a eu bien d'autres cortèges avant celui-là, mercredi et samedi. Les premiers, mercredi, étaient à peu près vierges de récupérations et de selfisations, même si dans ma ville, comme je l'ai appris plus tard, les édiles occupaient le front du "nôtre", comme de juste (vieille coutume d'Ancien Régime), mais tout le monde s'en foutait alors et chacun se recueillait en soi-même. C'était spontané, silencieux, digne, très émouvant. Cent mille personnes dans tout le pays, quatre fois le lectorat de Charlie Hebdo, ce qui allait encore.

Et puis le barnum s'est mis en route. Les retardataires, fâchés d'avoir raté "ça", et ceux qui, par opportunisme, s'agrègent à toute manifestation pour avoir leur demi-heure d'ivresse grégaire et leur seconde de célébrité sur les réseaux sociaux, se sont retrouvés ensemble, happés par le vortex de la communication de crise. L'histoire ne retiendra que cela, l'union des Français derrière leur chef, le monde civilisé derrière ses chefs, même si c'est faux, même si c'est excessif, même si nombre de participants n'étaient pas dupes, pas même les chefs eux-mêmes, sans doute. Trois millions sept cent mille blancs-seings apparents (l'apparence suffit à la société du spectacle) pour un nouveau tour de vis sécuritaire. Les trois millions sept cent mille signataires ne l'ont pas tous voulu, loin de là, mais l'histoire n'en a cure. Ils voulaient être là, n'est-ce pas, et le chef de l'État avait prévenu que lui y serait, puisqu'il en avait eu l'idée. C'était l'occasion ou jamais de lui faire comprendre quelque chose, au-delà des larmes et des rires. Il aura compris, en définitive, qu'il n'avait rien à craindre, qu'on ne lui ferait pas sa fête. Les révérences n'étaient pas pour lui, mais qu'importe, tous ces Charlie qui disaient "Je suis" avaient l'air de le suivre lui. Aucun anar impertinent dans les parages. - Ah oui, c'est vrai, le dernier carré vient d'être décimé. - En revanche, plein de petits Charlie qui, brandissant des dessins provoquants, piétinaient en fermant leurs gueules au voisinage des puissants et de leurs robocops. Quel symbole !

Pouvoir terrible, implacable et confondant des images. Les images des manifestations monstres de ce dimanche, jour du Seigneur (au secours, Cavanna !), écraseront toutes les autres. On ne se donne pas la peine, la plupart du temps, trente ou quarante ans après, de visiter l'arrière-boutique de pareils tableaux, qui sont rangés dans la Galerie des Glaces de la geste nationale. Il faudrait comparer le tableau de ce momentum avec celui de De Gaulle entrant dans Paris libéré. Même communion populaire de circonstance, même entente politique de façade, dans une France pourtant déchirée, à la conscience pas très nette, encore en guerre avec elle-même. Ce que j'ai vu ces derniers jours sur Mediapart, où l'émotion, quasi unanime, s'est très vite mitigée d'analyses lucides de la situation et de mises en garde dans le genre "on ne me refera pas le coup de l'union sacrée, de la France "black-blanc-beur", ce que j'ai vu, c'est un peuple en miettes qui doute, qui se cherche, qui s'interroge et qui interpelle les journalistes de la rédaction sur le choix qu'ils ont fait de donner tête la première et qui pis est, en pleine connaissance de cause, dans le piège tendu, comme si l'appel primitif du nombre était plus fort que le tocsin de la conscience qui veille. Quel rapport entre ce peuple en miettes et la caricature de peuple, le fantasme de peuple qui paradait ce dimanche, renouant, pour le fun, avec les symboles défraîchis, dévitalisés par des années de néolibéralisme plus ou moins assumé, d'une République à l'agonie ? Je ne peux pas croire qu'il y ait un tel contraste entre ce qui s'écrit ici, sous tant de plumes diverses, et la mascarade au-dehors. Quel intérêt d'aller jouer les brebis sous la houlette des loups ? 

Le peuple de Paris ne dansait pas au pied de la Bastille, quand il s'agissait de la prendre. En revanche, il s'amuserait plus tard bêtement au pied de la guillotine, comme s'il était fatal que la violence du peuple dirigée contre l'arbitraire étatique fût récupérée par l'ordre nouveau et retournée contre le peuple, sous la forme acceptable, ritualisée, d'un spectacle républicain et non plus royal. On entrait alors dans l'ère du patriot act révolutionnaire...

Extraordinaire mot de Régis Debray, ancien compagnon de lutte du Che, le lendemain matin, lundi 12, sur France Culture : "La République vaut bien un quiproquo." À part cela, il faut éviter les "amalgames". On n'est donc pas sortis de la comédie, on y est même rentrés de bon cœur, encore un coup, avant que le rideau se baisse. Il y avait beaucoup de quiproquos hier. Ils empêchaient les quelques démocrates qui, en marge des embrassades en service commandé, travaillent à la reconstitution du demos de se réjouir autant qu'ils auraient dû. 

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