La culture est une notion non quantifiable et à jamais glissante, comme le révèle l’ampleur sémantique du mot kultur en allemand. La culture est de l’ordre de l’échange des fluides, avec déperdition de substance. Le discours nationaliste l’imagine, la veut ordonnée comme un livre impeccablement relié et dûment chapitré, alors qu’elle s’apparente plutôt à un mille-feuilles dont les différents plans s’interpénètrent, s’effondrent les uns sur les autres et s’émiettent sous la pression des doigts et des mâchoires du gourmand de culture. Vous avez sans doute entendu parler de tous ces objets culturels qui concourent à l’UNESCO pour être inscrits au patrimoine mondial. Dans cette course à l’échalote, de nobles âmes prétendent essentialiser un trait culturel (il y aurait, par exemple, une cuisine spécifiquement française, comme si nos chefs formaient une corporation endogame et consanguine) et en font un élément d’attractivité marchande. Mais la culture résiste au réductionnisme. Le bien culturel est trop liquide pour être immobilisé par ceux qui en font commerce. La culture est une trace en voie d’effacement qui, du fait même qu’elle s’efface, nous permet d’échanger, car nous ne savons pas tout sur tout, nous ne nous rappelons pas tout, nous réinventons le savoir à partir de bribes, nous décomposons l’héritage officiel et le recomposons à notre guise, et d’autres à leur tour le décomposent et le recomposent à notre contact.
Les sociétés amérindiennes ont rarement été des cellules isolées, constamment sur la défensive. Elles le sont devenues sous la poussée prétendument civilisatrice de colons armés, plus soucieux de pillage que de partage. Les exemples d’adaptabilité culturelle des Amérindiens sont nombreux. Le redoutable tomahawk des Indiens de nos westerns, version américaine de la francisque, est né du commerce avec les trappeurs, qui fournissaient les fers de hache. Restait à adapter le fer acheté à un manche de la bonne longueur et à développer la technique du lancer. Les tribus des Grandes Plaines américaines ont domestiqué à leur manière le cheval importé par les Espagnols : elles ont rejeté la selle et les étriers, trop encombrants et contraignants pour la bête, et enduit de colle les jambes des cavaliers pour assurer leur prise. Les Tukanos d’Amazonie, quant à eux, pratiquaient autrefois une exogamie particulière. Ils cultivaient pour ainsi dire l’étrangeté : les hommes allaient chercher leur épouse dans les communautés parlant une autre langue, ce qui rendait la leur encore plus poreuse aux influences extérieures. D’ailleurs, une de leurs figures mythologiques, Uakti, est un être passoire. La légende raconte que dans les trous d’Uakti, la brise tropicale s’engouffrait et se muait en mélodie ensorcelante. Les femmes de la tribu, irrésistiblement attirées, quittaient leurs tâches pour l’écouter. Leurs maris, jaloux, décidèrent de tuer le dieu musicien. Ils vinrent le voir en armes et, après l’avoir mis en pièces, ils l’enterrèrent. Eh oui, il est des dieux mortels qui ne vous écrasent pas du haut de leur éternité et ne cherchent pas à vous séduire avec les moyens de la tyrannie. Quelques mois passèrent et un palmier poussa à l’endroit où Uakti était mort. Les hommes de la tribu l’abattirent pour empêcher qu’on lui rendît un culte. L’un d’eux eut alors l’idée de sculpter une flûte dans le bois du palmier. Une fois les trous percés, il l’essaya. Les femmes de la tribu furent si irrésistiblement attirées que leurs maris, jaloux, décidèrent de tuer l’imitateur d’Uakti…
Uakti a fait des petits : ce sont les idiophones - instruments bricolés par les musiciens eux-mêmes - de l’ensemble brésilien du même nom. Uakti a sorti en 1999 un album intitulé Aguas da Amazonia où il interprète des morceaux écrits par Philip Glass en l’honneur des grands fleuves du bassin de l’Amazone[*]. L’un de ces morceaux évoque le fleuve Xingu.
Si je vous parle du Xingu, c’est que le Brésil est encore, quelques siècles après sa « découverte » par les Occidentaux, un pays de fronts pionniers et de projets industriels pharaoniques, où David se mesure régulièrement à Goliath. En l’occurrence, le rôle de David est tenu ici par les Indiens kayapos, celui de Goliath, par la compagnie brésilienne d’électricité Eletrobras, qui construit un barrage géant sur le Xingu. Le complexe de Belo Monte devrait développer à terme une puissance de 11 233 MW. Les Kayapos, qu’Eletrobras n’a pas réussi à acheter avec ses pe-o caprin, ses « feuilles tristes » (entendez, ses billets de banque), s’opposent avec la dernière énergie, parfois les armes à la main, à ce projet qui menace leur réserve et, plus largement, l’écosystème amazonien. Les Kayapos, d’une certaine manière, relèvent la fierté abattue de bien des tribus brésiliennes qui croisèrent le chemin de l’homme blanc et qui comprirent trop tard ce qu’il en coûtait de se soumettre à lui ou de l’imiter.
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[*] Vous pourrez en entendre et en voir quelques-uns - car le spectacle mérite d’être vu - dans cette vidéo du concert qu’Uakti donna au Palazzo Pamphili, dans la Salla Palestrina, à Rome, en 2011. L’enchantement commence à 5:22 : https://www.youtube.com/watch?v=g9fZ9YZsQ9A.