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Billet de blog 13 janvier 2017

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Le corbeau (conte d'hiver)

Sandravor-Kal a tout pour être heureux : des terres fertiles, une femme et une fille à l'imagination tout aussi fertile, mais combien de temps tiendra-t-il face à l'insatiable appétit des terribles Hommes de fer, qui jouent au chamboule-tout avec son monde ? Une rêverie sur le pouvoir des mots.

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Aux pieds du Crucifié, le Grand Corrégidor
Sacrifiait en secret à l’idôle de lor.
Aussi, pour n’avoir plus cet ogre sur le dos,
Nous lui fîmes ronger l’os des eldorados.
Francisco Tanopatlan “El Águila”

Sandravor-Kal se courbait parmi les vestiges de son potager d’hiver, piétiné la veille par une harde de sangliers. La haie de clôture n’avait pas résisté. Depuis que les Hommes de fer avaient débarqué dans la baie d’Opale, au mitan de l’été, les bêtes sauvages semblaient possédées par une peur panique, déconcertante, et en oubliaient de s’entre-dévorer, comme si elles avaient trouvé plus affamé qu’elles. Leur poussée démente emportait murs, talus et palissades, et les dernières récoltes de l’année encore sur pieds étaient partout menacées. Plusieurs villages avaient dû transférer leurs réserves, trop exposées, vers les grands silos en granit de Teokatlan, la capitale provinciale, mais de nombreux convois avaient été interceptés et saisis par les Hommes de fer, « de par le Roi et de par Dieu », hauts personnages qui auraient dû s’inquiéter de ce qu’on brigandait un peuple libre en Leurs noms.

Face au risque de famine, l’administration impériale, dépassée par une telle succession de déboires, n’avait rien imaginé de mieux que d’envoyer des centaines de prêtres-exorcistes battre la campagne afin d’en extirper les esprits malins qui, croyait-on, la hantaient. C’est ainsi que le clergé avait été décimé en quelques semaines, les exorcistes ayant tenté de faire barrage de leurs grigris et psalmodies aux charges incessantes des fauves. Le frère de Sandravor-Kal, Arkân du temple du Mont-Chauve, y avait laissé une jambe, ainsi qu’une paire de sandales de prix. Il était tellement inconsolable de cette dernière perte qu’il en était mort peu après. On ne pouvait pas compter sur les féroces Hommes de fer pour conjurer le fléau, car lorsqu’ils n’étaient pas occupés à rançonner les paysans, ils se retranchaient dans leur fortin côtier, hérissé de bouches à feu qui vomissaient la mort pour une peccadille.

Sandravor-Kal devait s’estimer chanceux – et tel il s’estimait, sans doute, car il chantonnait – de n’avoir perdu que ses poireaux et ses scaroles. Les débris, qu’il rassemblait en tas au râteau, enrichiraient le compost. Il lui restait les choux pommés, le meilleur et le plus nourrissant, et il était temps de les mettre en jauge. Sa fille Sandi-Kal, longs cheveux châtains nattés en cœur de pivoine, minois de poupée posé sur un large torse bien formé et de bonnes cuisses vigoureuses, achevait de tasser le talus sur le versant nord duquel, sur trois étages, les pieds seraient réimplantés à l’horizontale. Un auvent sur piquets à construire les protégerait de la bise boréale. Il n’y avait pas à craindre que ce talus-là fût renversé, les bêtes ne repassant jamais par le même circuit.

Sandravor et sa fille s’affairèrent jusqu’au crépuscule sans échanger un mot, concentrés à l’extrême, et la jauge était prête quand Marina-Ver, joviale épouse de Sandravor et prévenante belle-mère de Sandi, les invita d’un cri à souper. Le père et la fille, contents d’eux-mêmes, regagnèrent le modeste mais confortable logis, se lavèrent les mains et s’assirent côte à côte dans la salle à manger, chauffée par une grosse bûche crépitante. Le repas serait frugal : trois louches de bouillon de bœuf et un œuf à la coque saupoudré d’une pincée de zédoaire. Il ne fallait pas en demander davantage à Marina si elle était seule à cuisiner. Elle avait surtout le talent d’égayer le quotidien d’anecdotes piquantes, illustrées de mimiques hilarantes, sur la vie à la Cour impériale, avec une prédilection pour le règne de Karkémish III l’Énasé, qui s’était fait faire un nez en or pour rétablir la ligne de son profil, brisée par un usurpateur.

Sandi ne se lassait pas d’écouter et surtout d’observer sa belle-mère, à l’affût de cette adéquation parfaite du geste au mot à quoi l’on reconnaît la conteuse professionnelle. Elle apprenait vite. Outre un vivier inépuisable d’historiettes et de légendes, elle tenait de Marina sa propre maîtrise de l’art de conter, qui l’avait fait remarquer du Truchement impérial, à son passage dans le village. Ce dernier l’avait intégrée à l’ambassade envoyée à la rencontre des Hommes de fer et elle avait appris leur langue, ce qui avait permis jusque-là d’éviter une confrontation armée. Une telle promotion était rare pour une fille de paysan. Elle ne l’avait acceptée qu’à la condition de demeurer chez son père entre deux ambassades. Le Truchement, de peur de la voir prendre sa place à la Cour, n’avait pas trop insisté pour qu’elle vînt résider au Palais.

Pour la confection des mouillettes, Marina descendit chercher deux pains de beurre frais à la cave. Il régnait là une fraîcheur moite qui contrastait agréablement avec le souffle ardent de la flambée. Aussi prit-elle tout son temps. Elle ôta délicatement le linge trempé de vinaigre qui conservait les pains, remonta l’escalier en salivant d’avance et poussa la porte du coude. Le spectacle qui l’attendait dans la salle à manger la statufia sur le seuil.

Deux hommes à la face velue enfoncée dans un casque en fer à crête ciselée et à rebords en proue de bateau, le corps et les jambes gainés de plaques du même métal, occupaient les places de Sandravor et de Sandi. Ils bâfraient tout en gloussant, l’attention requise ailleurs. Un troisième, en effet, de dos près de l’âtre, faisait sauter une à une avec une dague les attaches de la robe de Sandi, qu’il plaquait de toute sa masse contre le mur, en dénouant en même temps de sa main libre les aiguillettes de ses chausses. La jeune fille le suppliait dans sa langue et au nom du Dieu d’amour qu’il disait vénérer plus que sa vie de ne pas la violenter. Dans l’angle opposé, un quatrième, géant empanaché de plumes d’autruche et de paon, dont la large carrure s’engonçait dans une magnifique armure damasquinée, fouillait le corps inanimé de Sandravor. Sandi lança un regard désespéré à Marina, qui y répondit par une analyse éclair de la situation.

Des quatre étrangers, seuls les deux pique-assiette pouvaient l’apercevoir. Ils avaient glissé leurs longues épées encombrantes entre le banc et la table, ce qui lui laissait une marge avant qu’ils pussent s’en servir. Il fallait espérer que l’empanaché, à l’autre bout de la pièce, une fois alerté, fût ralenti par sa corpulence. La priorité de Marina était de dégager Sandi. Elle glissa prestement les pains de beurre dans les poches de son tablier, courut vers l’âtre, prit le tisonnier en jais avec lequel elle fouaillait la braise quelques instants auparavant et l’enfonça dans le flanc droit découvert de l’homme de dos, juste sous la dernière côte. Celui-ci hurla et s’effondra. Marina lâcha le tisonnier, enjamba l’homme qui se tordait à terre et, formant comme un bouclier devant Sandi tétanisée, projeta de toutes ses forces les pains de beurre sur les deux soldats attablés, pris de court. Ils les reçurent en pleine face et, dans un flot de jurons et de miettes, basculèrent de concert en arrière, entraînant la table avec leurs pieds. Marina se tourna vers Sandi et tenta de l’attirer par les poignets vers la porte d’entrée, mais une énorme pince couverte d’écailles tranchantes lui enserra la gorge et, la soulevant dans les airs comme un vulgaire épouvantail d’osier, lui écrasa le crâne sur une des poutres du plafond. Sandi s’évanouit alors qu’un feu d’artifice de plumes explosait sous ses yeux.

* * * 

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Sandi eut un hoquet qui se prolongea quelques secondes en tremblements nerveux dans ses bras et ses jambes. La pleine conscience lui revint vite. Une lumière sourde tombait d’un cercle de bougies, informes chicots jaunâtres suspendus à un trépied, tels des trophées macabres. Le décor se découvrait peu à peu. Elle était étendue, chevilles et poings liés, sur un épais tapis en laine rouge et or, aux motifs hypnotiques, au milieu d’une pièce qu’elle connaissait bien, pour y avoir été reçue avec le Truchement impérial cinq jours plus tôt. C’était l’office du capitaine des Hommes de fer. La pièce, plutôt exiguë, était percée de deux meurtrières et de deux portes, l’une donnant sur la place d’armes du fortin, l’autre sur une petite chambre. L’ameublement consistait en un brasero, deux fauteuils à haut dossier ajouré et accoudoirs capitonnés de velours grège, disposés de part et d’autre d’un bureau en ébène décoré de colonnettes torsadées, face à la porte d’entrée. Dans un angle, un mannequin habillé d’une armure rutilante et coiffé d’une immense salade à plumes. À ses pieds, un gros coffre clouté, où, accroupi de dos, l’imposant capitaine, vêtu d’un simple pourpoint de cuir, faisait jouer une clef. Au-dessus de Sandi, sur le bureau, plongés en éventail dans un vase en cornaline, de grands arums blancs, dont quelques fleurs séchées, tombées sur le tapis, se recroquevillaient comme des chenilles peureuses.

Du coin de l’œil, Sandi remarqua la dague qui luisait sur l’assise d’un des fauteuils. Si seulement elle pouvait découvrir le secret de forge de ces armes robustes et souples... Le capitaine interrompit sa tâche et, sans se retourner, lui dit : « Pas de geste inconsidéré, mon petit. Je te vois. » D’un mouvement de tête, il indiqua l’armure sur la surface polie de laquelle Sandi distingua son reflet brouillé. Il reprit : « Me crois-tu assez sot pour tourner le dos à mes ennemis sans prendre certaines précautions ? »

Un « clac » annonça l’ouverture du coffre. « Ah, voilà ! Il faudra que je songe à huiler le mécanisme. » Le capitaine sortit un lourd pendentif en or parsemé d’émeraudes montées en cabochons et orné en son centre d’un grand corbeau en jais. Sandi reconnut l’insigne de son oncle, l’Arkân. Il l’avait léguée à son frère avant d’aller rejoindre sa paire de sandales dans l’au-delà. Le capitaine se redressa et se retourna d’un bloc. Le bas de son visage était balafré d’un sourire carnassier, sous une moustache noire en boudin, aux extrémités tombantes, surplombée d’un nez aquilin. Le haut de son visage se perdait dans la pénombre qui régnait sous le plafond.

« J’ai trouvé ceci dans les effets de ton père. Vous êtes malins, pour des sauvages. Vous nous aviez dissimulé ces trésors. Si un fermier de rien du tout possède pareil bijou, que dois-je m’attendre à trouver dans vos temples et dans vos palais ? Ainsi, vos idoles de pacotille rotent et pètent de l’or et des pierres précieuses, et je n’ai rien reniflé ? Par Dieu, il se confirme que l’âge émousse les sens ! Je crois que je vais enclencher plus tôt que prévu la deuxième phase de l’opération. Ton père va payer pour tout ce temps perdu à fouiller vos charrettes de culs terreux... »

Sandi réussit à articuler un « Non ! » Le capitaine se pencha sur elle, l’enveloppant de son haleine chaude et fétide. Son large front dégagé apparut, grêlé de gouttelettes. L’étranger avait la fièvre. 

« ... à moins que tu ne me dises où vous cachez le reste. 
― Je te le dirai, répondit Sandi dans un souffle, sans réfléchir, mais je veux avoir la garantie que mon père est encore en vie.
― Fort bien. Mais gare à toi si tu mens. J’ai encore du flair pour ces choses-là. Sergent, montrez à notre hôte combien nous choyons nos prisonniers. Nous sommes civilisés, nous. »

Il claqua les doigts. La porte de la chambre s’ouvrit. Un grand gaillard s’encadra dans le chambranle, avant de s’écarter et de se mettre au garde-à-vous. Sandi vit son père ligoté à une chaise, la tête affaissée sur la poitrine. Il eut un haut-le-corps et elle crut l’entendre gémir.

« Te voilà rassurée ? »

Sandi acquiesça, bien qu’elle eût un doute.

« Parfait. Sergent, laissez-nous et refermez derrière vous. Reprenons. Je t’écoute, mon petit. Sois convaincante ou ton paternel rejoindra tes faux dieux dans la fosse d’oubli des perdants de l’histoire. »

Sandi rassembla ses esprits et usa de toute son éloquence pour mettre sur la piste de l’or le fauve qui bavait au-dessus d’elle. Elle commença par dire la stricte vérité au sujet du pendentif. Son père n’en était pas le propriétaire initial. L’objet appartenait à son oncle récemment décédé, un cacique fortuné dont le temple, quoique difficile d’accès, attirait pèlerins et donations de tout l’Empire. Cette précision dut réveiller quelque pieux souvenir dans les tréfonds de l’âme noire du capitaine, qui la trouva plausible. Sandi se garda bien de livrer le nom véritable du temple de son oncle. Elle sentit l’étranger pris à la glu et impatient de se mettre en route. Il fallut lui faire entendre que la proie était vulnérable, qu’elle serait facile à débusquer, mais une fois franchis quelques obstacles naturels – une vallée marécageuse et une vaste forêt. Une expédition trop aisée eût paru suspecte. Le sanctuaire ne se défendrait pas, prétendit Sandi. Les moines abhorraient la violence et l’âpreté de l’hiver limiterait le nombre des pèlerins. Le capitaine lui demanda de lui dessiner un plan. Elle prit son courage à deux mains et le fixa droit dans les yeux.

« Tu n’en auras pas besoin, Seigneur. En ce moment, des nuées de corbeaux, que nous appelons kras, messagers d’Arathis, dieu du printemps, partent chercher au Levant Apelos, dieu du soleil, afin de le hisser sur leurs ailes jusqu’au point du ciel où il pourra réchauffer le corps de leur maître mourant. Le sanctuaire est sur leur route et ils y font souvent étape pour s’abreuver.
― Balivernes ! », commenta le capitaine, avec une lueur dans les yeux qui démentait son ton péremptoire.

L’appât du gain rend souvent crédule le plus incrédule. Sandi crut l’avoir convaincu. L’étranger prit alors la dague sur le siège, la fit tournoyer en l’air et la rattrapa par la poignée, pointe dirigée vers Sandi. La jeune fille pâlit. Il parut se raviser et, sourire en coin, marcha vers la porte de la chambre.

« Je n’aime pas qu’on se moque de moi, mais c’est de bonne guerre. Sergent ! Ouvrez ! »

Le soldat s’exécuta. Sandi revit son père dans la même position. Le capitaine s’approcha de lui, coupa ses liens et le poussa d’une chiquenaude. Le corps s’écroula, tête en avant, dans ce qui n’était pas son ombre mais une flaque de sang frais. Une entaille à la nuque pleura un dernier filet dans une ultime convulsion.

« Retiens bien ça, mon petit ; ça peut être utile : parfois, la vie qui s’en va a encore toutes les apparences de la vie. »

Sandi comprit qu’on l’avait jouée. L’horreur et le dépit lui prirent le cœur en étau, à le faire éclater. Bravant la nausée, elle roula sur le flanc, saisit entre ses dents une fleur d’arum racornie et la mastiqua frénétiquement. Le poison, concentré par la dessiccation, fit rapidement effet et, comme foudroyée, elle expira après deux spasmes brefs. Le capitaine apprit ce jour-là que l’arum n’est pas seulement une belle plante d’ornement.

* * * 

Le capitaine Hurtados quitta le 20 novembre le fortin Saint-Sauveur en direction du Levant avec cinquante fantassins, vingt arquebusiers, trente cavaliers, deux veuglaires servis par six artilleurs et tirés chacun par dix mules, plus une centaine de porteurs indigènes détachés de la suite du Truchement impérial. Il confia la garde du fortin à une trentaine d’hommes. Le Truchement, privé de sa précieuse auxiliaire locale, ne comprit pas bien l’objectif de l’expédition, que le capitaine tenait de toute façon à lui déguiser. Il ne comprit pas davantage pourquoi celui-ci lui faisait interroger les villageois qu’il croisait sur les derniers envols de « kras ». Il renonça vite à comprendre ce qui ressemblait à un rite conjuratoire et rentra au Palais faire son rapport.

Dès les premiers jours, Hurtados, inflexible avec lui-même, ne ménagea pas ses hommes, qui se vengèrent sur les porteurs du mépris que leur capitaine leur témoignait. C’est une troupe malade et réduite de moitié qui parvint aux confins les plus inhospitaliers de l’Empire, deux semaines après son départ. Le capitaine estima qu’il lui restait assez d’hommes et laissa la moitié de cette moitié dans les marécages. Les derniers porteurs désertèrent quand il en sortit et les deux veuglaires, enlisés, furent perdus. Hurtados ne s’en émut pas plus que cela et chargea du reliquat de bagages la dizaine de chevaux efflanqués et les trois mules qui avaient survécu. À l’orée de la grande forêt, ils n’étaient plus que quarante, des plus avides et des plus endurcis, mais en loques, hâves, avec des airs de ruffians aux abois plutôt que de conquérants invincibles. Le capitaine, plus opiniâtre que jamais, fit tirer à l’arquebuse à travers les feuillages. Un oiseau noir décolla. Aussitôt, dans un rugissement démoniaque, Hurtados donna l’ordre de le suivre. Trente fous, soudain requinqués, s’élancèrent avec des bruits de ferraille rouillée et de tripes en capilotade. La forêt les avala. Les dix autres tombèrent à genoux en pleurant comme des enfants et moururent là d’épuisement.

Un mois plus tard, un colporteur qui campait non loin du fortin Saint-Sauveur, manqua abattre avec sa fronde une forme qu’il prit pour un sanglier. C’était un homme, ou ce qu’il en subsistait. La crasse lui tenait lieu de vêtement et sa face n’était plus qu’un hérisson de poils roux qui eût découragé les moins exigeants des oiseaux d’y faire leur nid. Il parlait une langue gutturale qui rappela au colporteur celle des Hommes de fer. Le Truchement impérial, rapidement informé, accourut et interrogea en personne le phénomène, complétant par des gestes ses lacunes expressives. L’homme s’appelait Ramiès, sergent dans l’armée du Roi. Il était l’unique rescapé de l’expédition du capitaine Hurtados. Il était le dernier à l’avoir vu, ou du moins entendu, spectre méconnaissable s’enfonçant en armure dans une tourbière. Bras tendu vers l’est, il murmurait le mot « kras ». Ramiès avait pu ramper jusqu’à une mule, qui l’avait ramené, Dieu ne savait trop comment, jusqu’à un village de pêcheurs, où on l’avait dépouillé. Un instinct de bête l’avait guidé jusqu’aux abords du fortin, où il espérait retrouver les siens et quitter cette terre maudite. Le Truchement lui expliqua, navré, que Saint-Sauveur était en ruine. La rumeur disait que ses occupants s’étaient entretués pour la possession d’un pendentif. Ramiès poussa un cri qui lui ôta le peu de forces qu’il lui restait et s’écroula, vaincu. Alors que le Truchement tentait de le consoler, il pointa subitement un doigt tremblant vers un oiseau perché sur une branche.

« K...k...kras ! bégaya-t-il. Cor... corbeau...
― Non, l’ami, le reprit doucement le Truchement. Ça, c’est un roa. Kras, en notre langue, signifie “au-delà”. C’est le domaine des défunts, ce que vous appelez paradis, je crois.
― Enfer ! » cracha Ramiès. Sur ce, il rendit l’âme.          

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