La machine médiatique à culpabiliser les électrices et électeurs de gauche, et tout spécialement celles et ceux-là d’ailleurs, qui refuseraient de sauter à pieds joints dans le piège du « choix entre la peste et le choléra », tourne à plein régime. Dans cet électorat, qui s’est massivement porté sur la candidature « efficace » de Jean-Luc Mélenchon, au nom de l’Union populaire, au premier tour de la présidentielle, il y a beaucoup de militantes et militants antifascistes, anticapitalistes et antiracistes pour qui le combat pour la sauvegarde des communs, la promotion des valeurs d’hospitalité et de partage, est une affaire de tous les jours, et pas une posture électoraliste occasionnelle, à quelques encablures d’un vote qui ne saurait résumer la démocratie, qui est même tout son contraire, l’ethnographie ayant démontré qu’il est la survivance des luttes aristocratiques pour l’hégémonie. L’appel à faire barrage à Le Pen en mettant ostensiblement un bulletin Macron dans l’urne plutôt que de s’abstenir ou de voter blanc, pour cet électorat-là, engagé en première ligne, concrètement, de plus en plus souvent à ses risques et périls juridiques et physiques, est à la fois un cas de conscience térébrant et une infamie.
Le dilemme de la peste et du choléra, en effet, est un faux dilemme moral, un leurre, car cet embranchement conduisant à deux maux de nature différente, quoique de dénouement semblable – la mort dans la majeure partie des cas –, masque la superposition et l’entre-nourrissage des deux options politiques, en réalité apparentées, soumises à notre sagacité. Un dilemme moral suppose que chaque option impose un sacrifice sans qu’on n’abdique tout honneur à la privilégier. L’exemple canonique est celui qui oppose raison d’amour et raison d’État. Il faut choisir entre deux honneurs et deux sacrifices. Or, pour ce second tour de la présidentielle, une pléthore de « consciences » médiatiques, qu’on ne rencontre jamais sur les champs de lutte, nous fait une obligation morale de soutenir un candidat protofasciste – Mediapart a suffisamment documenté, au fil de ce quinquennat, les ressorts du macronisme pour que le qualificatif n’excède pas son objet – contre une candidate néofasciste, considérant que le premier, en cas de victoire, serait plus facile à tempérer, sinon à contrecarrer, que la seconde, qu’un proto-ceci est moins dangereux qu’une néo-cela. Pour une militante ou un militant qui aurait commencé sa carrière d’athlète de la solidarité sous Valls, un tel discours est inaudible, spécieux, car le fascisme est odieux à tous les stades de son développement. Et il n’est même pas certain, pour ce qui est de Macron, au regard de sa tolérance aux violences policières et de son goût prononcé pour la brutalisation des rapports sociaux, que son tropisme fascisant en soit encore au stade embryonnaire. L’étiquette d’« extrême centre » est sans doute déjà périmée, comme semble l’indiquer la danse des transfuges autour de son soleil noir. À ce compte-là, il n’y a aucun honneur à choisir l’un plutôt que l’autre.
Le militant, la militante de gauche sincère, qui sait parfaitement de quoi il retourne pour les personnes dont il ou elle se préoccupe, voit en son for la continuité de Macron à Le Pen. La violence d’État, les tracasseries administratives, la lâcheté et l’attentisme ordinaires ne sont pas un horizon possible mais un donné, un déjà-là qui semble ne plus pouvoir varier qu’en intensité, à mesure que tombent les garde-fous institutionnels. Macron achève de poser les rails sur lesquels lui-même, Le Pen ou d’autres ersatz – c’est égal – feront circuler leurs trains de haine et de division pour conserver au néolibéralisme ses privilèges de classe. Mal racinaire qui décompose nos sociétés et monétise le vivant, le néolibéralisme s’accommode de tout régime, pourvu que celui-ci ne mette pas en œuvre la devise prospective, et non fondatrice, de nos frontons de mairie. L’aventure des Chicago boy’s dans le Chili de Pinochet suffit à en apporter la démonstration. Il n’est donc pas possible, si l’on fait plus que se dire de gauche, d’apporter sa voix, fût-ce à reculons, à l’homme-sandwich du néolibéralisme pour nous protéger collectivement de sa femme de paille. La liberté de manœuvre de la présente alternative équivaut à se voir concéder par l’ogre qui s’apprête à nous cuire la possibilité de choisir entre la marmite et la casserole. Il faudrait même lui en être reconnaissant, à entendre certains.
Il est particulièrement indécent, révoltant même, d’attirer sur ce terrain stérile des gens qui, par leurs luttes, n’ont rien à prouver à quiconque, refusent de se laisser cuire et, s’offrant en boucliers, font courageusement face à l’ogre depuis des années. Pourtant, et c’est à cela qu’on reconnaît la grandeur de l’engagement humaniste, tout conscients qu’ils sont du lien organique entre les deux têtes résurgentes de l’hydre, nombre de ces lutteurs et lutteuses magnifiques se questionnent comme on se laboure les entrailles, rongé·es d’un scrupule déchirant, car la variation en intensité d’une option à l’autre, entre le moins pire et le pire, même peu évidente, signifie, si le pire l’emporte, un surcroît de souffrance pour les victimes désignées et de souffrance intériorisée pour qui se porte à leur secours. Ce scrupule n’est pas plus moralement condamnable que le refus net de se laisser embarquer dans l’alternative.
J’habite dans un quartier de tradition anarchiste et ouvrière, dans une ville – Rouen – qui a voté majoritairement pour La France insoumise, au milieu d’un premier halo périurbain macronisé et d’un second halo, plus vaste, de campagnes acquises au Rassemblement national. Deux anneaux constricteurs… En 1838, c’est là, dans une salle de l’hôtel de ville actuel, que Chopin, avare de concerts, vint jouer par exception quelques-unes de ses pièces, à la demande du chef d’orchestre de l’opéra de Rouen. Ce dernier, un Polonais, levait des fonds pour ses compatriotes réfugiés fuyant la répression tsariste après la grande insurrection des années 1830-1831 en défense de la Constitution de 1815.
Forte de cette tradition, la lutte antifasciste, adossée à la solidarité avec les exilé·es et à la défense du vivant, est le lot quotidien, la préoccupation constante des militantes et militants qui vivent dans mon quartier et y ont créé deux ZAD à quelques années de distance. D’obédience anarchiste pour la plupart, cela leur a déjà été difficile, comme à bon nombre d’associations non partisanes, d’appeler à voter au premier tour pour le leader de La France insoumise, même si la qualité du programme de l’Avenir en commun les y invitait. Le dilemme biaisé de l’entre-deux-tours leur est une douleur supplémentaire, bien qu’ils et elles ne se fassent aucune illusion sur la nature du projet macroniste, dont beaucoup gardent les stigmates. De grâce, ne les accablons pas en sus de nos injonctions confortables. La seule réponse honorable à la menace fasciste, quelque costume qu’elle endosse, est de tout faire, dans les interstices encore existants d’un État social failli, pour maintenir les conditions d’exercice de la solidarité, de l’entraide. Cela se jouera partiellement dans les urnes aux législatives, mais l’essentiel de l’effort repose sur notre propre implication, notre propre aptitude à résister à bras ouverts, à transformer une pulsion du cœur en impulsion du geste. Le vrai barrage, c’est nous, et non un bout de papier.