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Billet de blog 13 mai 2015

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Le crime de Sodome

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On se souvient peut-être qu'il y a deux ans, à l'occasion d'un micro-trottoir, un manifestant opposé au mariage pour tous faisait le rapprochement entre l'homosexualité et l'épisode de Sodome, tel que "rapporté par l'Évangile"(sic). Cet échantillon humain ne saurait être représentatif de l'ensemble des chrétiens (quelques homosexuels chrétiens étaient d'ailleurs du nombre des manifestants). Il confirme toutefois ce que j'ai pu noter en discutant aussi bien avec des prêtres qu'avec des sympathisants et pratiquants de tous âges. La catéchèse ne parvient pas à rectifier - si tant est qu'elle s'y emploie véritablement - le défaut d'instruction de ses ouailles. Le baptême de l'esprit n'est pas pour demain. Le constat est similaire du côté de l'islam, qui se réduit souvent, dans la bouche des nouveaux convertis, à un corpus d'interdits et de postures qui désespérerait un soufi défroqué. Il semble que les analphabètes du Moyen Âge, tout pénétrés qu'ils étaient de l'imaginaire préchrétien, aient eu sur les textes sacrés des notions un peu moins vagues que les nôtres, aidés en cela, il est vrai, par les vitraux, les fresques, la statuaire et les retables des églises, dont une partie notable de la symbolique est d'ores et déjà perdue pour nous. Dans le cas de la sodomie, l'erreur, non pas de référencement mais d'interprétation, de notre manifestant a un ancrage très ancien, auquel il faudrait sans doute ajouter un lest de fantasmes personnels ou hérités et de plaisanteries salaces aussi vieilles que la pédérastie grecque.

Le mot sodomie apparaît pour la première fois, si l'on en croit Voltaire, dans la novelle 141 de Justinien (559 apr. J.-C.). Il y désigne un vice propre aux hommes :

"Instruits par les saintes écritures, nous savons que Dieu, pour punir cette fureur qu'avaient les hommes de s'unir entre eux, a infligé un juste châtiment à ceux qui habitaient autrefois la ville de Sodome, et qu'il a condamné cette terre criminelle à brûler jusqu'à ce jour d'un feu inextinguible ; Dieu nous apprenant par-là que nous devons avoir en horreur un crime aussi contraire aux lois de la nature. Nous savons encore ce que le divin apôtre a dit à ce sujet, et nous connaissons les dispositions promulguées par les lois de notre république. D'où il suit que tous ceux qui sont pénétrés de la crainte de Dieu, doivent s'abstenir de commettre une action qui est tellement impie et criminelle, qu'elle est étrangère aux animaux eux-mêmes ; et que ceux qui ne s'en sont pas encore rendus coupables, doivent s'en préserver pour l'avenir. En conséquence, les hommes qui languissent dans ce genre d'impureté, non seulement cesseront de pécher, mais ils feront pénitence, ils tomberont devant Dieu, ils confesseront leur faute au très heureux patriarche, et (comme il est dit) ils recueilleront les fruits de leur repentir ; les magistrats, en poursuivant les coupables, se concilieront Dieu, dont nous avons provoqué la colère ; ce Dieu plein de bonté daignera aussi, par la grandeur de sa commisération, nous accorder sa clémence, et tous lui rendront grâces du salut des pécheurs repentants ; nous le supplierons dans la solennité des jours saints d'amener à la pénitence ceux qui se couvrent des souillures infâmes que nous prohibons, afin que nous ne soyons plus dans le cas de les poursuivre. Nous prévenons tous les individus qui commettront par la suite le crime de sodomie, que s'ils ne cessent de pécher, que s'ils ne confessent leur iniquité au très saint patriarche, que s'ils ne prennent soin de leur salut et n'apaisent Dieu les saints jours de fêtes, ils s'attireront des châtiments terribles, et qu'ils ne mériteront à l'avenir aucun pardon. Nous ne négligerons pas de sévir contre ceux qui ne se repentiront pas aux très saints jours de fêtes, et qui persisteront dans leur impiété ; car si nous montrions de la négligence à ce sujet, nous irriterions Dieu contre nous, et nous partagerions, en fermant les yeux, un crime aussi impie et aussi propre à provoquer la colère céleste contre tous les hommes en général. Le présent édit sera manifesté aux citoyens de Constantinople."[*] 

Les Novelles sont écrites en grec. Le terme de sodomie est repris peu après en latin dans les Epistulae de Grégoire le Grand. Durant le Moyen Âge, la sodomie fut versée dans la catégorie peccamineuse de la luxure. Elle recouvrait tous les actes contre nature. Toutes les combinaisons génériques étaient concernée, ce qui ne veut pas dire que la "spécialisation" homosexuelle n'ait pas été réactivée de temps à autre, comme lors du procès des Templiers. La seule figure d'accouplement autorisée entre un homme et une femme était, à l'époque, celle que nous appelons la "position du missionnaire", laquelle était, pensait-on, la mieux adaptée à l'insémination. Toute autre acrobatie courait le risque d'être estampillée "sodomie", surtout lorsque les langues vipérines du voisinage s'en mêlaient. C'est encore le cas, du reste, dans certains états des États-Unis, qui ramassent sous le terme sodomy l'ensemble varié des stratégies d'approche obliques qui n'ont pas pour fin explicite la reproduction. Au XIXsiècle, la sodomie se définit encore comme un coït contre nature entre deux hommes ou entre un homme et une femme. Le Grand Larousse ajoute qu'"en médecine légale, [la sodomie] se dit d'un acte vénérien pratiqué par un homme ou une femme avec un animal". La restriction aux rapports homosexuels masculins, au XXIsiècle, est donc une régression notable (qui témoigne cependant de la prégnance du droit et de l'imaginaire romains dans les sociétés occidentales). Cette astringence sémantique nous oblige à nous replonger dans le passage de la Genèse (et non de l'Évangile) qui évoque la fureur génésique des Sodomites. Prenons la Bible de Jérusalem :

Gn 18, 20 :

"Donc, Yahvé dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe est bien grand ! Leur péché est bien grave !"

Gn 18, 21 :

"Je veux descendre et voir s'ils ont fait ou non tout ce qu'indique le cri qui, contre eux, est monté vers moi; alors je saurai."

(...)

Gn 19, 1 :

"Quand les deux Anges arrivèrent à Sodome sur le soir, Lot était assis à la porte de la ville. Dès que Lot les vit, il se leva à leur rencontre et se prosterna, face contre terre."

Gn 19, 2 :

"Il dit : Je vous en prie, Messeigneurs ! Veuillez descendre chez votre serviteur pour y passer la nuit et vous laver les pieds, puis au matin vous reprendrez votre route, mais ils répondirent : Non, nous passerons la nuit sur la place."

Gn 19, 3 :

"Il les pressa tant qu'ils allèrent chez lui et entrèrent dans sa maison. Il leur prépara un repas, fit cuire des pains sans levain, et ils mangèrent."

Gn 19, 4 :

"Ils n'étaient pas encore couchés que la maison fut cernée par les hommes de la ville, les gens de Sodome, depuis les jeunes jusqu'aux vieux, tout le peuple sans exception."

Gn 19, 5 :

"Ils appelèrent Lot et lui dirent : Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Amène-les-nous pour que nous en abusions ["pour que nous les connaissions" - ut cognoscamus eos -, dit la Vulgate de saint Jérôme ; "pénétrons-les" dans la version moins élusive d'André Chouraqui]."

Gn 19, 6 :

"Lot sortit vers eux à l'entrée et, ayant fermé la porte derrière lui,"

Gn 19, 7 :

"il dit : Je vous en supplie, mes frères, ne commettez pas le mal !"

Gn 19, 8 :

"Écoutez : j'ai deux filles qui sont encore vierges, je vais vous les amener : faites-leur ce qui vous semble bon, mais, pour ces hommes, ne leur faites rien, puisqu'ils sont entrés sous l'ombre de mon toit ["à l'ombre de ma poutre", dans Chouraqui]."

Gn 19, 9 :

"Mais ils répondirent : Ôte-toi de là ! En voilà un qui est venu en étranger, et il fait le juge ! Eh bien, nous te ferons plus de mal qu'à eux ! Ils le pressèrent fort, lui Lot, et s'approchèrent pour briser la porte."

Gn 19, 10 :

"Mais les hommes sortirent le bras, firent rentrer Lot auprès d'eux dans la maison et refermèrent la porte."

Gn 19, 11 :

"Quant aux hommes qui étaient à l'entrée de la maison, ils les frappèrent de berlue, du plus petit jusqu'au plus grand, et ils n'arrivaient pas à trouver l'ouverture."

Gn 19, 12 :

"Les hommes dirent à Lot : As-tu encore quelqu'un ici ? Tes fils, tes filles, tous les tiens qui sont dans la ville, fais-les sortir de ce lieu."

Gn 19, 13 :

"Nous allons en effet détruire ce lieu, car grand est le cri qui s'est élevé contre eux à la face de Yahvé, et Yahvé nous a envoyés pour les exterminer."

On aura noté que la raison pour laquelle on "crie" contre Sodome et Gomorrhe n'est pas donnée d'emblée. Quand on la découvre, elle pointe moins une transgression sexuelle précise, qui serait commise par la gent masculine ("tout le peuple" de Sodome, jeunes et vieux confondus, frappe à la porte de Lot et Lot est prêt à lui donner ses filles en pâture, signe que toute chair, à Sodome, est bonne à prendre), qu'une transgression érigée en coutume des lois sacrées de l'hospitalité. Le "pénétrons-les" de Chouraqui a l'avantage de souligner l'anal-ogie qui est faite entre le seuil du logis, marqué par l'ombre de la poutre (voir l'importance que prendront plus tard le linteau et sa mezouzah dans le culte hébraïque), et le seuil du sexe. En amour, comme en amitié, on entre que si l'on y est invité, comme une porte qui ne s'ouvrirait que parce qu'on la tire et que quelqu'un d'autre la pousse. Les Sodomites pensent posséder les êtres du simple fait qu'ils les désirent ou que d'autres les désirent (hop, un zest de mimétisme girardien). L'hospitalité médiatise le désir, elle retarde son (éventuel) accomplissement (l'hôte peut ne se découvrir aucune affinité avec le voyageur). On prend par effraction, il y a conquête ; on se prend d'affection, il y a rencontre. Amitié et amour sont une pénétration réciproque par degrés, bien au-delà de l'emboîtement primaire des sexes, ce dont rend exactement compte, en français, l'ambivalence sémantique du mot hôte, héritée du latin hospes : l'hôte comme celui qui reçoit ou comme celui qui est reçu. L'hospitalité est moins l'art de recevoir que l'art de se recevoir. L'hospitalité, conclusion d'un long voyage, continue le voyage dans l'ordre des sentiments.

Ce qui est valable pour les rapports d'être humain à être humain, ne l'est-il pas également pour les rapports d'être humain à objet ? L'inanimé a-t-il son mot à dire ? Peut-on violer un objet ? Peut-on se laisser envahir par lui sans dommages ? Il est toujours un peu idiot de tout ramener aux textes "fondateurs", à l'exemple du sorbonagre qui n'a que "Aristoteles dixit" à la bouche. Il convient cependant d'y revenir quand ce qu'ils nous disent en certains endroits nous remue d'étrange façon. C'est que le Verbe n'est pas loin de la verge, verge qui pénètre, soit, mais aussi verge qui mesure. C'est peut-être la raison pour laquelle bon nombre de chrétiens se réclament d'une culture vétéro- et néotestamentaire sans oser y plonger les yeux. Auraient-ils peur de se reconnaître dans les Sodomites ou dans les pharisiens ? Pour comprendre l'autre (le comprendre et le connaître, bibliquement ou non), il faut se faire son hôte (dans les deux sens du terme). C'est ce qu'avait accoutumé de dire le grand orientaliste Louis Massignon. Il me semble que notre espèce gagnerait à se considérer comme l'hôte des bois qu'elle pille.

C'est cela le vrai crime de Sodome, irrémissible : la perte du sens de l'hospitalité, cette vertu abrahamique suréminente dont le souvenir, au Levant, est aujourd'hui presque oublié. 

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[*] Traduction de M. Berenger, Les Novelles de l'Empereur Justinien, Metz, 1810.

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