Imaginez un monde apaisé, contrôlé,
Où nul ne rêverait sans qu’aussitôt son rêve
Lui soit restitué sur son écran télé,
Où le rêve naîtrait pour qu’un capteur l’enlève,
Où le rêve mourrait d’être concrétisé
À la perfection par des robots d’usine.
Ce monde, j’en reviens. M’a-t-il dépaysé ?
Je ne saurais le dire. Un conte se destine
À parler au passé des monstres à venir
Dont est gros le présent. La détresse des sens,
Quand tout désir, quand toute ébauche de désir
Sont satisfaits d’un coup, est déroute du sens.
Dans ce monde lointain et peut-être prochain,
Plus rien n’avait de sens ; le désir s’épuisait.
La pâte du génie attendait un levain.
Les machines gonflaient, l’homme s’amenuisait.
Domestiqué, le rêve était fort ennuyeux
Et l’on se demanda, dans les cercles marchands,
Si l’on rêvait encore et si oui, dans quels lieux,
Sous quels aspects un rêve est des plus alléchants.
Puisque les gens vivaient, ils possédaient toujours
Un trésor d’espérance. Il fallait le trouver.

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Un éminent savant proposa son concours.
Il pensait qu’il n’est rien qu’on ne puisse observer.
Le professeur se mit à parcourir le monde,
Bardé d’un attirail de sonars et de loupes.
Le rêve est-il dans la nature ? Un jet de sonde
Dans les flaques de pluie, appétissantes soupes
Où d’aucuns auraient vu mijoter l’arc-en-ciel :
Rien. Rien sinon de l’huile et parfois un rat mort ;
Un paysage autour à l’avenant, réel,
Trop réel, dépotoir des marchés en essor.
Aucun support à rêve au milieu des décombres.
Quant aux gris intérieurs, pleins de gris résidents,
Ils n’accrochaient pas l’œil, même dans les coins sombres.
La saleté dehors, l’asepsie au-dedans.
Il restait bien trop peu de ce brouillard solide,
Mémoire des objets, qu’on appelle poussière
Pour en extraire un rêve où le temps se dévide.
Après avoir voué presque une vie entière
À sa folle mission, notre savant s’assit
Sur une plage triste, au bord d’une mer lasse.
Il voyait des enfants, tristes et las aussi,
Qui fixaient l’horizon, mais rêvant à leur place,
Leurs doigts faisaient germer des formes dans le sable,
Et le savant comprit qu’une fois consommé,
Le rêve en grains rejoint cette masse friable
Qui fait qu’un rêve est rêve et peut nous ranimer.
C’est alors qu’une pelle édentée en métal
Emporta sous le nez du vieil homme une tonne
De ce sable onirique et, loin du littoral,
On en fit du béton pour loger sa personne.