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Billet de blog 14 janvier 2015

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Aux 3,7 millions de Charlie : restez-le encore ou mourez de honte

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On peut d’ores et déjà, ce mercredi 14 janvier 2015, aventurer un premier bilan de la semaine infernale qui vient de s’écouler, en une longue traîne sanglante, dans le sillage de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, à Paris. Un premier bilan pour apprécier l’état de notre démocratie. « N’est-ce pas prématuré ? demanderont certains. On sort à peine de la cellule de dégrisement. » - Non, leur répondrai-je. L’histoire s’est accélérée, l’histoire comme mythologie de l’action collective, et ceux qui ont cru s’en saisir dimanche 11 janvier comprennent peut-être maintenant, pour les plus lucides, que l’histoire, en vérité, s’est saisie d’eux et qu’elle leur enfonce leurs crayons commémoratifs bien profond là où je pense.  

Commençons par la contribution des journalistes, ceux de Mediapart inclus, à la construction discursive de ce moment épique. La plupart ont eu beau dire, répéter et se répéter qu’on marche sur des œufs, et faire leur la mise en garde de Robert Badinter, qu’ils se relisent, qu’ils se réécoutent donc et qu’ils osent ensuite se regarder dans le miroir de vérité. Le mot est là, omniprésent : guerre. « On est en guerre », « on fait la guerre à la liberté d’expression », « on nous fait la guerre » (sous-entendu « à nous, les bénéficiaires et les plus ardents illustrateurs de cette liberté »). Envolées les pincettes ! Envolées les précautions ! Comment reprocher, dès lors, à un Premier ministre de jouer sur les mots, de parler de « mesures exceptionnelles », plutôt que de « mesures d’exception », quand les commentateurs les manipulent eux-mêmes avec une telle légèreté, une telle inconséquence ? La guerre. L’état français est en guerre, oui, sur plusieurs théâtres d’opérations extérieures, depuis longtemps, tellement longtemps qu’on ne s’en indigne plus, qu’on n’y fait même plus attention. Pourtant, ces engagements lointains sont une réserve d’angoisses divertissantes (au sens où elles font diversion), un puits de mots d’ordre unanimistes où les politiques viennent puiser lorsqu’ils sont aux abois. L’état français est en guerre, mais le peuple français l’est-il ? C’est beaucoup plus douteux, même si l’ennemi du moment donne l’impression de confondre les deux, rendant plus service à ceux qu’il dit combattre et qu’il atteint rarement qu’à ceux qu’il touche et qui ne lui ont rien fait. Et le peuple, d’abord, qu’est-ce que c’est ? C’est un peu rapide de décréter que 3,7 millions de Charlie dans les rues, c’est cela, le peuple, dans un pays de 66 millions d’habitants et alors qu’il y a eu d’autres défilés les jours précédents, où on ne trouvait pas forcément les mêmes. Quant aux « amalgames », aux « raccourcis » à éviter absolument, une oreille attentive pouvait en compter par dizaines dans les débats d’experts, sur les plateaux des JT, dans les directs et dans les reportages. Sous les plumes, un peu moins, car l’empreinte demeure, même diluée dans le flux incessant des archives du Net, et peut être produite à charge contre son auteur. Une parole reste une parole. La langue peut avoir fourché. On a ainsi pu entendre une présentatrice du JT d’Arte parler de « l’origine musulmane » - c’est nouveau, la confession dénoterait-elle une origine ? - d’un des policiers tués ou d’Amedy Coulibaly, je ne sais plus à la fin, puisqu’on se plaît à souligner qu’en fait, ils étaient « frères » (fraternité de beurs de banlieue ?), comme si la piété supposée de l’un avait quelque chose à voir avec la piété dévoyée de l’autre. On a pu entendre des appels du pied moralisateurs à la « communauté musulmane » française (je croyais que la République condamnait le communautarisme), du genre : « Voyez, parmi les victimes, il y en a deux d’origine algérienne. » Critique implicite : « Vous êtes d’une même famille et vous vous entretuez, bande de sauvages ! » Comme si l’origine algérienne impliquait nécessairement la confession musulmane, comme s’il était établi que les deux victimes avaient une pratique religieuse régulière et identique. L’analyse paniquée ou anxieuse des réactions en milieu scolaire a relevé elle aussi, trop souvent, de l’amalgamite. Que des enfants ou des adolescents aient refusé de respecter la minute de silence, cela ne fait pas d’eux tous des soutiens miniatures de DAESH ou d’Al-Qaïda, des apologistes de la peine capitale pour blasphème ou des terroristes en puissance. Il peut y avoir mille raisons à ce refus, la première étant d’ignorer à peu près tout de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, dont le très libéral Brice Couturier, lecteur fidèle, assurément, de Bernard Maris, s’étonnait il y a peu qu’il eût disparu des écrans radars de la jeunesse actuelle, alors que la sienne en faisait son miel… pour en oublier l’essentiel par la suite. Peut-être aussi que certains réfractaires en culotte courte, plus prudents que bien des badauds de l’information, sentaient confusément une entourloupe. Voir un chef d’état décréter une minute de silence en l’honneur d’une feuille satirique « bête et méchante » (pacte de lecture d’Hara-Kiri continué), ça interpelle, comme on dit. Ça tient presque du canular. Enfin, mais c’est une fin provisoire, il est sans doute commode de jeter les trois assassins dans le même sac de la salauderie. Un rapide coup d’œil sur leurs parcours respectifs jette un éclairage assez triste sur la fabrique nationale de la connerie et du désespoir, dont l’islamisme aura été l’ultime catalyseur. Le méchant multirécidiviste Coulibaly (j’en connais d’autres, de multirécidivistes, invités réguliers des studios et des plateaux), par exemple, avant de se radicaliser, a voulu alerter l’opinion sur l’usinage de la criminalité violente dans les prisons françaises et il n’est pas certain qu’il l’ait fait seulement pour soutirer de l’argent aux médias approchés. Salaud, oui, mais, à ce compte-là, il y a beaucoup de petits salauds en gestation parmi les accidentés de la vie et de la justice.    

Passons aux politiques. « On s’en moque, dites-vous. Les 3,7 millions de Charlie les débordent. » Eux, très sérieux, ont décidé de « se montrer à la hauteur », pour reprendre l'expression de Laurent Fabius, ministre des Affaires Étrangères. À la hauteur de l’évènement ? des évènements ? du peuple ? Tout cela ensemble, bien entendu. Pourtant, les premiers élans et les premières mesures, derrière le paravent de la réprobation unanime, disent exactement l’inverse. Ils sont tellement à la hauteur, nos politiques, qu’ils tombent leurs derniers masques et prennent de l’avance sur leur propre programme secret, qui est de verrouiller la libre expression du peuple, pour autant que ledit peuple soit autre chose qu’une utopie réalisée en quelques occasions solennelles, volatile le reste du temps. Les premiers élans vont vers un renforcement de « l’arsenal » (les mots, vous dis-je !) juridique anti-terroriste. Certains juristes éminents et écoutés, comme Mireille Delmas-Marty, ont beau s’échiner à dire que les lois existantes suffisent, non, il faut aller plus loin, toujours plus loin, quitte à aller un pont trop loin, là où la démocratie n’est plus. Rappelons ici qu’un des états les plus prolifiques en matière de lois était l’Allemagne nazie. L’Internet pose problème, notamment. Se montrer à la hauteur consiste, pour nos politiques, à réclamer une surveillance accrue du Net et des internautes. Réponse technologique à un problème intellectuel et sociétal. Réponse vaine. Il y a toujours des parades technologiques à un resserrage de vis technologique. Les terroristes ont aussi leurs ingénieurs, leurs geeks. En revanche, 90 % des utilisateurs du Net, pas ou peu formés au maniement de l’outil, continueront non seulement à tomber dans les panneaux des méchants-fous-pas-beaux-qui-tuent-la-veuve-et-l’orphelin-contrairement-aux-états-civilisés-et-raisonnables-qui-ne-les-tuent-qu’accidentellement, mais encore, et de plus en plus, à fournir à leur insu des données personnelles aux autres méchants, plus sournois, qui en ont après leur porte-monnaie ou après leur conscience. D’autres irresponsables politiques envisagent sans rougir un patriot act à la française. Le « Made in France », sûr, nous préservera des dérives du « Made in USA ». On y croit, les gars ! On constatera sur pièces lors du prochain face à face sur une ZAD quelconque. Se montrer à la hauteur, c’est aussi, entre autres mesures, mobiliser des milliers de militaires supplémentaires, dans des proportions jamais vues en métropole, même du temps de la guerre d’Algérie. Aura-t-on toujours le droit, après ça, de conchier l’armée comme le faisait Cabu à travers la figure de l’adjudant Kronenbourg ? Se montrer à la hauteur, c’est encore entonner la Marseillaise dans l’Assemblée Nationale. La patrie serait-elle en danger ? Toute l’Europe réactionnaire marcherait-elle sur Paris ? Je dois avouer qu’en dépit du souverain mépris que m’inspire la plupart de nos prétendus représentants, j’ai été profondément ému. Non pas par eux, mais par ce que signifiait cette scène, dont il n’y a, semble-t-il, qu’un précédent dans l’histoire de la République : 1918, pour marquer la fin de la Première guerre mondiale. Fin toute relative, comme on sait. La guerre, toujours. La preuve était apportée, ce mardi, par ceux-là mêmes qui sont censés préserver la paix civile, que toute guerre est guerre civile, que le distinguo entre ennemi extérieur et ennemi intérieur est de pure forme. On est d’abord en guerre chez soi, avec ses parents, avec son voisin. L’autre devient suspect du seul fait qu’il est différent. Il fallait bien ce chœur unanime de la représentation nationale pour achever d’éparpiller la nation en l’enfermant dans une logique de guerre patriotique et de suspicion généralisée. Histoire de mettre un comble à l’écœurement qui me gagnait, ce même mardi, le député UMP Jérôme Chartier, interrogé par des journalistes dans un couloir de l’Assemblée, n’a pas pu s’empêcher d’amalgamer les hommages populaires de dimanche, la nécessité d’une unité politique autour de la lutte anti-terroriste et la nécessité de cette même unité autour de la loi Macron, à laquelle son groupe propose des amendements. Comment associer 3,7 millions de partisans d’un journal libertaire à la négation de la libre expression d’une société alternative…  

Parlons-en, justement, de ces partisans. La France, dans toute sa diversité, fait un doigt d’honneur à l’extrémisme. Cela, c’est l’affiche. Dans les faits, la diversité, telle qu’elle s’exprimait ce jour-là, c’était un peu n’importe quoi, une sorte de performance collective sans queue ni tête, indigne des enjeux dans sa trop unanime dignité. Il s’est même vu des imbéciles pour fleurir le tricotin des CRS et leur faire des compliments. Quelques-uns de ces CRS iront bientôt enfumer et grenader les zadistes, parce qu’ils servent un gouvernement et non la Constitution. Remy Fraisse, ça vous dit encore quelque chose ? On n’improvise pas une société, un socle commun, avec n’importe quoi, ni avec n’importe qui. Le « n’importe quoi » est récupérable par tout le monde et la récupération, déjà, est pleinement à l’œuvre. On aura beau chercher à se rassurer en se disant qu’on se foutait éperdument, dimanche, des politiques, comme c’est encore eux qui font la pluie et le beau temps, comme c’est encore eux qui président à nos destinées, comme c’est encore à leur côté que se rangent la police et l’armée, il convient au contraire de s’inquiéter et de ce qu’ils disent et de ce qu’ils font maintenant ou projettent de faire, au pas de course, en France et, plus largement, en Europe, sous couvert de lutte anti-terroriste. Si vraiment les millions de Charlie du dimanche sont l’ébauche d’un peuple qui se reprend en main, alors les mêmes, augmentés de millions d’autres, devraient être actuellement dehors pour dénoncer et déposer un pouvoir vautour qui les dépouille de tout, y compris de leurs illusions.

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