Comme ils sont choyés, les électeurs du FN ! Depuis trente ans, on les sonde, on les ausculte, on les palpe sous toutes les coutures, on les dissèque vivants, on en découvre presque chaque jour de nouvelles variétés banalement repoussantes ou dangereusement insaisissables, on s’inquiète de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils souhaitent, de ce qu’ils aiment, de ce qu’ils vomissent. L’ostracisme que dénoncent leurs têtes de liste à longueur de harangue est bien confortable. Rien à voir avec l’étiolement dans l’oubli d’un Ovide sur son morne rivage de la Mer Noire. Bref, on dégoise tellement sur ce parti dont l’ascension est décrite comme « irrésistible », « inexorable » (merci aux journalistes d’instiller dans l’histoire le poison de la fatalité), qu’on passe à côté d’une masse mystérieuse et méprisée, pourtant ô combien plus nombreuse et obstinée dans son choix critique et conscient, d’élection en élection, de ne pas être d’un bord ou de l’autre, je veux parler de la masse des abstentionnistes et des votants blancs ou nuls.
Le « parti des abstentionnistes », comme on le nomme indûment, peut-être dans l’espoir de l’inféoder un jour, représente plus de 20 millions d’électeurs. À défaut d’être un parti, c’est une belle partie de France ! Il faut lui adjoindre l’ensemble formé par les votants nul et blanc, car si le vote FN a progressé de 13,31 % entre les deux tours des dernières élections régionales, s’est-on seulement avisé que le vote nul a bondi de 53,7 % (de 356299 à 547798) et le vote blanc, de 35,8 % (de 544756 à 740000) ? Voilà qui est autrement spectaculaire ! Et que dit-on à ces votants nul ou blanc, à l’heure des bilans ? Rien. Personne ne leur parle. On les compte pour quantité négligeable, quand on ne les voue pas aux gémonies. On préférera s’adresser aux brebis égarées chez le FN, dans l’espoir de les ramener au bercail avant leur mutation en loups.
FN par-ci, FN par-là, FN partout, en une belle prophétie autoréalisatrice. On se prend à rêver qu’une enquête sociologique aussi systématique, rigoureuse et éclairante que celles publiées sur l’électorat du FN soit un jour menée sur ces plus de 20 millions d’électeurs en rupture de ban, fantomatiques ou abstinents, qu’une analyse caricaturale réduit sottement aux sociotypes du pêcheur du dimanche, du farceur, de l’individualiste forcené, de l’anarchiste, du je-m’en-foutiste ou du « sans d’opinion », à cette figure déficiente du citoyen au choix ou tout ensemble indifférent, irresponsable, inconséquent. De quel côté sont l’irresponsabilité, l’indifférence et l’inconséquence, quand les principaux partis, FN inclus, moins agitateurs d’idées que d’émotions primaires, passent leur temps à s’entre-piller et en sont réduits, pour survivre, à amalgamer tout et n’importe quoi, votes « pour » et votes « contre » ? De quel côté sont l’irresponsabilité, l’indifférence et l’inconséquence, quand il apparaît de plus en plus que nous devons aux deux grands partis dits républicains l’effet de loupe sur le FN, parti toujours largement minoritaire, devenu le dernier réservoir à idées courtes des démagogues aux abois ?
Et si c’était parmi les abstentionnistes, les votants blancs ou nuls que se trouvaient les vrais démocrates ? Un vrai démocrate, sans hurler bêtement « élection, piège à cons », se méfie d’un mode de désignation des représentants qui rappelle l’Ancien Régime et en perpétue les tares. Un vrai démocrate se méfie de la politique partisane, celle des leaders d’opinions soufflées qui dispensent de penser. Un vrai démocrate se rappelle que la démocratie est née parce que le parti aristocratique s’est auto-dissous et croit possible de la faire vivre sans adhérer à quelque parti que ce soit ; il se rappelle aussi que la démocratisation de la rhétorique, à Athènes, a permis à chacun de défendre en public une opinion personnelle, de soumettre à la collectivité un projet élaboré et de peser en son âme et conscience son approbation ou son refus du projet d’autrui. Un vrai démocrate, enfin, refuse l’embrigadement idéologique, exerçant par là le premier de ses droits, la liberté, ce qui ne l’empêche nullement d’être solidaire et soucieux d’égalité. Simplement, il le sera en son nom propre et à sa mode, dans le respect des lois qu’il a comprises et approuvées.
Cherchez bien, Messieurs les commentateurs. Il se peut que le salut de la République vienne du maquis de l’abstention et du vote blanc ou nul, seul vote digne d’être qualifié de protestataire. Il se peut ; rien n’est certain. En revanche, s’agissant de la montée en puissance de l’extrême-droite, il faut bien avoir à l’esprit que les mêmes causes produisent les mêmes effets. On ne peut jouer longtemps avec elle sans finir soi-même par en être le jouet, et alors là, la démocratie n’y survit pas.
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À titre indicatif, je signale qu’une pétition pour la reconnaissance pleine et entière du vote blanc a été mise en ligne sur le site Change.org. À l’heure où j'écris ces mots, elle a déjà recueilli plus de 144000 signatures.