Bertrand ROUZIES

Correcteur à Mediapart

Abonné·e de Mediapart

175 Billets

1 Éditions

Billet de blog 16 juin 2015

Bertrand ROUZIES

Correcteur à Mediapart

Abonné·e de Mediapart

Ce que vous ne trouverez pas dans Al-Doha Magazine

Bertrand ROUZIES

Correcteur à Mediapart

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Certains commentateurs médiapartiens ont trouvé particulièrement stupide le reproche fait par moi à Edwy Plenel de ne pas avoir démarché un éditeur tunisien pour publier la version arabe de son salutaire Pour les musulmans, plutôt que d’accepter la proposition piégée d’Al-Doha Magazine, magazine qatari dont le libéralisme doit vite atteindre ses limites dans un pays classé en 2014 113e sur 180 (i.e. peut beaucoup mieux faire) par Reporters sans frontières pour son respect de la liberté de la presse.

Je récidive et je récidive pour une bonne raison, une raison de solidarité au moins symbolique : il est tout simplement indécent, vis-à-vis des militants pro-démocratie du Qatar, qui ont mis tant d’espoirs dans les printemps arabes, de ne pas même songer, alors qu’on a le choix et qu’on se proclame soi-même grand démocrate, à s’appuyer sur un phare véritable, incontestable, certes un peu délaissé par les combinaisons diplomatiques intéressées, mais ô combien éclairant dans sa fragilité, je veux parler de la Tunisie.

Je récidive en hommage à l’un des plus grands poètes vivants de langue arabe, le Qatari Mohammad al-Ajami Ibn al-Dhib, arrêté en 2011 pour incitation en vers au renversement du régime et condamné en 2012 à la prison à vie, condamnation commuée en 2013 en quinze années d’emprisonnement. On ne sait toujours pas exactement quel est le poème que les trois experts des ministères qatari de l’éducation et de la culture* ont jugé injurieux envers l’émir et ses enfants, mais celui qui suit est un des candidats les plus probables. Il fut écrit tout au début de la révolution du jasmin. Je vous en propose une traduction personnelle**, histoire de dépasser la solidarité symbolique.

Je rappelais dans un précédent billet que l’avocat de Mediapart, Jean-Pierre Mignard, était aussi, depuis 2010, l’avocat de l’ambassade du Qatar en France pour la chose culturelle. Bizarrement, on n’a pas vu Maître Mignard se démettre de cette charge illustre pour se porter au secours d’un des atouts culturels de l’émirat les moins discutables. Jugez-en donc :

L’aube de jasmin en Tunisie

Mohamed al-Ghannouchi, tu es certes premier ministre,
Mais si l’on rapporte ta puissance
À celle d’une constitution digne de ce nom,
Elle ne pèse rien.
Nous ne verserons pas de larmes sur Ben Ali,
Pas un seul pleur sur son règne.
Ce dernier ne fut rien de plus
Qu’une parenthèse
Historique
Et dictatoriale,
Une période d’oppression systématique,
Une ère autocratique.
La Tunisie a déclaré le peuple en révolte.
Quand nous jetons le blâme sur l’ancien régime,
Seule la tourbe des scélérats en souffre ;
Quand nous rendons grâces aux révoltés,
Nous le faisons du plus profond du cœur.
La flamme de toute révolution est allumée avec le sang du peuple :
La gloire du peuple a été offusquée,
La gloire de toutes les consciences vivantes dont il est fait.
Aussi, toi, le révolté, dis-leur,
Dis-leur de ta voix d’outre-tombe, comme enveloppée d’un linceul,
Dis-leur que toute victoire est précédée de tragédies.
Ton cri est un avertissement pour ce pays dont le dirigeant inculte
Estime que le pouvoir suprême
Se pêche dans le sillage de l’armée américaine ;
Un avertissement pour cet autre pays
Dont le peuple meurt de faim
Tandis que ses dirigeants font étalage de leur opulence ;
Un avertissement pour cet autre encore, dont les citoyens dorment :
Aujourd’hui ils ont des droits,
Demain, on les leur aura confisqués ;
Un avertissement, enfin, pour les systèmes d’oppression transmis par héritage.
Depuis combien de temps êtes-vous les esclaves
Du caprice d’un seul ?
Combien de temps encore le peuple
Ignorera-t-il sa propre force,
Alors que le despote, lui, promulgue seul des décrets, décide seul des nominations,
Au complet détriment de la volonté populaire ?
Comment se fait-il que seules ses décisions à lui soient mises à exécution ?
Elles reviendront le hanter, ces décisions,
Chaque fois que son pays s’efforcera
De soulever le joug.
Qu’il sache, celui
Qui ne poursuit que son propre plaisir et ne fait rien,
Sinon léser son propre peuple, qu’il sache bien
Que demain
Quelqu’un d’autre sera assis sur ce trône,
Quelqu’un qui a conscience que la nation ne lui appartient pas,
Pas plus qu’elle n’est la propriété de ses enfants.
La nation appartient au peuple et ses motifs de fierté
Sont les motifs de fierté du peuple.
C’est le peuple qui répond de la nation, c’est lui qui lui prête sa voix ;
Peuple et nation forment une communauté de destin.
Nous sommes tous la Tunisie
En face de tous les oppresseurs.
Les régimes arabes et ceux qui les dirigent
Sont tous, sans exception,
Sans aucune exception,
Des voleurs éhontés.
La réponse à cette question qui vous tient éveillés, la nuit,
Vous ne la trouverez pas
Sur les canaux officiels…
Pourquoi, pourquoi donc ces régimes
Importent-ils tout de l’Occident,
Tout sauf l’état de droit, autrement dit,
Tout sauf la liberté ?

Mohammad al-Ajami Ibn al-Dhib

___________________

* Al-Doha Magazine est publié par le ministère de la culture qatari…

**Je commets ici une double trahison de la lettre, puisque ne sachant pas l’arabe, je suis parti d’une traduction anglaise, déjà assez libre elle-même, au dire de son auteur, Kareem James Abu-Zeid, mais j’ai eu à cœur de ne pas trahir l’esprit. Que Mohammad me pardonne les belles infidèles…

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.