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Billet de blog 16 septembre 2014

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Chiche ! Levons le tabou sur le temps de travail

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On y a droit chaque année et chaque fois les medias tombent dans le panneau en s’en faisant l’écho, quelque désintérêt que les citoyens marquent à l’endroit d’un exercice parfaitement oiseux, à destination des gobe-mouches et des gattazolâtres. Les hommes politiques de droite et de gauche, après être allés à Canossa à l’université d’été du Medef, prétendent tout oser, ce qui veut dire, entre parenthèses, que le restant de l’année, ils n’osaient pas. Encore qu’à bien y regarder, et même, tout compte fait, en regardant de loin, payer d’audace à si peu de frais relève de l’imposture intellectuelle. En effet, si décravater ses principes consiste à recycler de vieilles lunes, si lever des tabous consiste à exhiber des expédients éculés, alors il suffira bientôt de marcher à reculons pour qu’on vous qualifie d’homme entreprenant. J’appelle « vieilles lunes » des propositions telles que la baisse des cotisations patronales, improprement appelées « charges patronales » par les intéressés, la baisse du salaire minimum, la suppression des jours fériés, l’augmentation du temps de travail ou le développement du secteur « convivial » précaire des aides à la personne.

Avant de poursuivre, j'assènerai quelques vérités que je demande à mes lecteurs/-trices de garder à l'esprit. Première vérité : le socialisme de gauche, à l’origine, se définit comme un projet politique républicain et démocratique visant à subordonner l’activité économique à l’action sociale. La précision « de gauche » est importante, car, historiquement, il y eut d’abord un socialisme conservateur, réaction de riches physiocrates au développement du capitalisme industriel, qui menaçait les solidarités rurales et la mainmise de l’aristocratie terrienne sur celles-ci ; quant au couple « républicain et démocratique », il tient compte du fait que beaucoup de républiques étaient et sont encore des régimes oligarchiques pour lesquels le peuple est une variable d’ajustement. La définition que je donne du socialisme, dans la foulée d’un Peter Glotz par exemple, signifie qu’un socialiste sincère ne peut affirmer qu’il « aime les patrons » en général, globalement et sans distinction. Un socialiste sincère a le droit d’apprécier quelques patrons dont l’engagement satisfait aux principes socialistes, il a même le droit d’être leur ami, mais si son parti et sa philosophie ont recueilli une majorité de suffrages, il a surtout le devoir de contrôler, au nom du peuple, la conformité de toute activité économique avec le projet sociétal socialiste. Inutile de crier au communisme : une société démocratique a plus de chance de durer si elle est authentiquement socialiste que si elle se met au service du capitalisme.

De là découle une deuxième vérité : heureusement que le patronat français ne se réduit pas au Medef. Les pense-petit du PS seraient bien inspirés de fréquenter les lieux où la société se réinvente plutôt que les séminaires qui la détricotent.

Troisième vérité : une entreprise sociale et solidaire n’est pas une entreprise qui fait dans le social et dans le solidaire, mais une entreprise qui contribue effectivement à l’enrichissement humain de la société et au retissage des solidarités. Un requin qui élargit son périmètre de chasse n’en demeure pas moins un requin (que les requins victimes de la surpêche capitalistique me pardonnent).

Quatrième vérité : toute innovation technique dont le but social n’aurait pas été préalablement questionné ne peut être mise sur le marché qu’à des fins suspectes. Des patrons « créateurs », il y en a en réalité très peu, tant une invention est plutôt affaire d’équipes ou d’hommes et de femmes passionnés plus par leur objet que par le profit qu’ils pourraient en retirer. L’histoire des techniques compte bien peu d’Edison - et c’est heureux, du reste, car le personnage est odieux. Quant aux créations socialement utiles, elles sont plus rares encore. Lorsque le groupe Apple, pour augmenter des marges déjà extraordinaires, projette de licencier tous ses ouvriers chinois et de les remplacer par des robots, il démontre qu’une entreprise innovante peut travailler contre l’humanité en toute impunité.   

Cinquième vérité : règne paradoxal de la libre concurrence et des ententes incontrôlables, de la course au profit et de l’immobilisme de rente, du « travailler plus pour gagner plus » et de l’impossible ruissellement de ce plus sur le moins qu’il génère à la ronde, le moment capitaliste est un moment récent. En Occident, durant l’ère dite « pré-capitaliste », ère qu’on aurait tort de considérer comme une manière de préhistoire économique, le capitalisme était cantonné à l’usure et au grand commerce international par voie maritime. Là comme ailleurs, les profits commerciaux étaient honteux - cela explique que très peu de livres de comptes nous soient parvenus - et sévèrement contrôlé par les états, qui établissaient les marges en fonction de l’importance politique de chaque activité et les maintenaient à des taux que les mercanti modernes jugeraient ridicules. La concurrence était tout bonnement interdite. Le discrédit qui pesait encore à la Renaissance sur les brasseurs d’argent était tel qu’aucun des fils du célèbre banquier Anton Fugger, à qui Charles Quint dut d’être élu empereur, ne voulut poursuivre son activité, bien que celle-ci l’eût placé au cœur des intrigues politiques. L’effondrement des garde-fous de l’Ancien Régime au XVIIIe siècle - en Angleterre, le mouvement s’amorça dès le XVIe siècle avec les enclosures - propulsa au premier plan un type d’économie jusque-là marginal. L’entrée dans l’ère industrielle se fit toutefois progressivement, car les résistances étaient nombreuses et il fallut, pour les lever de force, que les états eux-mêmes, en quête de nouvelles sources de revenus pour le financement de leurs entreprises militaires et coloniales, se fissent complices des capitaines d’industrie. Les sociétés du travail se reconstituèrent tant bien que mal à travers les syndicats, mais ceux-ci finirent par s’envisager comme un correctif plutôt que comme une contestation du capitalisme. Il apparaît de plus en plus que le capitalisme n’est pas soluble dans la démocratie. La démocratie, en revanche, est soluble dans le capitalisme si, dans l’esprit des gouvernants et des gouvernés, l’ordre de préséance est inversé (cf. supra ma définition du socialisme de gauche).  

Ces vérités posées, abordons la question essentielle, primordiale du temps de travail. Oui, il faut toucher au temps de travail, au temps de travail réel, bien sûr, car s’il est en France légalement de 35 heures hebdomadaires, il est réellement d’un peu plus de 39 heures en moyenne, avec des pointes à 60 heures dans certains métiers des secteurs privé et public. Les « socialistes » les plus « audacieux » et les moins scrupuleux préconisent de revenir sur ce temps légal mis en place en 2000 sous le gouvernement Jospin. Les plus frileux laissent parler les plus « audacieux », sans les condamner vraiment, manière d’avoir leur part de l’audace, et ajoutent, quant à eux, qu’ils ne toucheront pas aux 35 heures. Ce faisant, ils dressent un butoir sur la voie du progrès authentiquement socialiste. L’audace eût été plutôt de continuer par paliers la réduction du temps de travail, avec pour horizon 20 heures hebdomadaires, tant que les derniers soubresauts du capitalisme nous laissent encore le choix de la méthode et du tempo. Dans certains métiers, le travail ou l’attrait du travail disparaissent du fait de la mécanisation et de l’informatisation, et ce n’est pas la multiplication des petits boulots subis dans la nouvelle domesticité « conviviale » qui va redonner le goût du travail à des gens qui se sentent appelés à d’autres tâches dans des secteurs embouteillés.

Une réduction du temps travail convenablement menée, c’est-à-dire suivie démocratiquement, appliquée de manière homogène, avec conservation des salaires et après une négociation branche par branche et d’égal à égal entre salariés et cadres dirigeants, signifie un partage du travail, une libération du travail et une libération dans le travail. Dans les années 1980, cette « utopie concrète » était au programme du parti communiste italien[1], du SPD allemand[2], qui était sur ce chapitre plus socialiste que social-démocrate, ainsi que des syndicats chrétiens européens, comme l’atteste la livraison d’André Gorz au colloque international sur « Le Syndicalisme en l’an 2000 » de décembre 1986, à Bruxelles. Pendant qu’on débattait hors de l’entreprise et des administrations publiques de l’opportunité et des modalités de sa mise en œuvre, certaines entreprises et administrations s’y frottaient déjà, la crise aidant. La flexibilisation autogérée (et non imposée) du temps de travail étaient mise à l’épreuve de la réalité en Suède dans le secteur privé et au Québec dans la fonction publique (140 heures mensuelles à répartir selon la convenance de chacun). Le but était de permettre aux travailleurs de réorganiser leur vie au profit d’eux-mêmes et de la société, de dégager du temps, sans risque matériel, pour ce que les Allemands appellent la Kulturgesellschaft, une formation digne de ce nom, une réorientation, une pause créative, la construction d’une maison ou l’expérimentation d’un nouveau mode de vie. L’idéologie du « tout pour le travail » n’a jamais produit que des brutes, fussent-elles dotées d’un QI hors du commun. Einstein eut l’idée de la théorie de la relativité durant les rares moments de vraie relâche que lui laissait son plein temps à l’office des brevets de Berne.

À celles et ceux qui douteraient encore de la pertinence du sujet, je rappellerai qu’un travail épanouissant est un travail qui ne se heurte pas à la vie mais qui la soutient sans la contraindre et l’embellit sans la mutiler. Les premiers patrons de manufactures, au XVIIIe siècle, avaient beaucoup de mal à recruter des ouvriers qui acceptassent de travailler 6 jours sur 7. La plupart des ouvriers, alors, étaient indépendants, maîtres de leur temps. Ils ne travaillaient pas, du reste, ils œuvraient. Ils vivaient dans une économie de la suffisance dont se réclamerait volontiers la « sobriété heureuse » de Pierre Rabhi. Le « travailler plus pour gagner plus » leur eût fait horreur. Ils travaillaient à la manufacture 3 jours de suite et une fois obtenue la somme avec laquelle ils estimaient pouvoir subvenir à leurs besoins, ils rentraient chez eux. Les patrons eurent donc très tôt recours au travail des enfants, auxquels il était plus facile d’imposer une cadence régulière et continue. La substitution du calendrier républicain au calendrier chrétien à la Révolution arrangea bien leurs affaires en leur permettant de faire suer le burnous sans interruption. L’appel de Gattaz à la suppression des jours fériés qu’il nous reste est une reviviscence de cet enfermement programmé dans la prison temporelle du travail qui marqua l’entrée de la France dans le cauchemar industriel. Toutefois, au début du XXe siècle, de nombreux ouvriers demeuraient encore attachés à l’économie de la suffisance, autrement dit, du travail intermittent choisi (rien à voir avec celui dont rêve le Medef), tel qu’exprimé par le dicton anglais : « Enough is as good as a feast ». Lorsqu’on créa administrativement la notion de chômage en Angleterre, justement, dans les années 1910, ce fut pour mettre au pas les travailleurs intermittents. Le bureau de placement des chômeurs s’engageait alors à ne recaser que ceux des travailleurs qui accepteraient de suer 6 jours sur 7. Or, dans certains métiers, les ouvriers ramassaient leur semaine sur 3 ou 4 jours de travail intensif et ne retournaient à l’atelier ou sur le chantier qu’au moment de leur choix. On trouvait beaucoup de ces rebelles dans la réparation navale britannique. La plupart étaient « les meilleurs ouvriers », constatait dès 1907 un secrétaire syndical, député travailliste. Ils avaient leurs équivalents dans la métallurgie parisienne (les « sublimes simples », dans l’argot du métier, ne travaillaient pas tant qu’ils avaient de l’argent ; les « vrais sublimes », eux, gagnaient leur vie sur des semaines de 3 jours et demi).

André Gorz, dans Métamorphoses du travail, sous-titré Critique de la raison économique, paru en 1988, suggérait une piste de financement pour une réduction du temps de travail sans perte de salaire : l’impôt, mais un impôt intelligent, un impôt politique. L’entreprise paierait les heures travaillées et le complément ou deuxième chèque (déjà en vigueur dans certaines sociétés) serait versé par la collectivité, grâce à la levée d’une TVA spéciale sur les produits marchands dont la forte valeur ajoutée, dégagée très souvent en raison inverse de leur utilité réelle, tient à la mécanisation et plus largement à la déshumanisation de la chaîne de production. Souvenons-nous qu’un certain Sismondi préconisait de payer un salaire à vie aux ouvriers remplacés par les machines… D’autres pistes peuvent bien entendu être explorées, comme la compression des marges et des dividendes, mais celle-là a l’avantage de frapper au cœur une certaine logique industrielle.

Pour conclure, je cèderai la place à un témoin et bénéficiaire de la réduction du temps de travail, Charly Boyadjian, ouvrier dans une fabrique de chaussures, dont la vision des choses a le mérite d’éclairer la raison pour laquelle une partie du patronat et la presque totalité du personnel politique s’opposent à la poursuite du programme émancipateur du socialisme originel : la reconquête par les travailleurs de la maîtrise du temps rétablit la balance d’un rapport de forces qui leur était jusque-là défavorable. Ils peuvent faire société en profondeur et en connaissance de cause et donc, éventuellement, se passer de managers et de représentants pour mener à bien leurs projets individuels et collectifs. Charly a d’abord connu les « trois-huit », la semaine de 48 heures sur 6 jours :

« Tu trouvais facilement des volontaires pour faire des dimanches en plus. Je suis sûr qu’à des moments, on leur aurait demandé de travailler 7 jours sur 7 pendant toute une année, à la limite ils auraient marché… Et tu avais en plus des gens qui travaillaient à la sortie « au noir », par aliénation, ou par nécessité des fois, en plus de leurs « trois-huit ». Quand on faisait 48 heures par semaine, tu vois, le fric, ça devenait vraiment le truc après lequel tu cours… Un copain me disait en rigolant (mais il y a toujours une part de sérieux) : « Moi, quand je suis au repos, je ne sais pas quoi faire, je m’emmerde, il vaut mieux que je sois au boulot. » Ta vie, c’est ton usine. Quand t’es dans le boulot, t’es dans une certaine sécurité, tu n’as vraiment plus rien à faire, tout est réglé à ta place, il n’y a vraiment plus d’initiative. Tu as un peu plus de fric, tu vas te gadgétiser au maximum, tu vas acheter des gadgets. Tu vas courir après le fric qui finalement ne sert pas à grand-chose. Il ne te fait pas gagner du temps, ce fric-là, tu en perds énormément : pour gagner, mettons, dix minutes sur tel ou tel truc que tu fais tous les jours, tu vas perdre une heure par jour au boulot pour le payer, c’est complètement aberrant. Mais, à la limite, tu arrives à être bien là-dedans. C’est vraiment la sécurité, tu n’as plus de responsabilité, c’est presque une régression infantile. Ça marche sur n’importe qui : moi, avant d’entrer dans cette boîte, j’étais militant, donc politiquement « avancé », mais je marchais dans les mêmes trucs.

[…]

Même moi, dans ces périodes-là, tout en étant dans un comité antiraciste, j’avais vachement plus de tendances racistes… Intellectuellement, tu ne vaux plus rien, pour la bonne raison que tu ne peux pas faire l’effort physique d’écouter un autre et de discuter ; donc tu es vachement autoritaire. Au bout d’un moment, tu arrives à être tellement crevé que ce n’est plus ton esprit qui marche mais des flashes publicitaires. »

[…]   

Arrive la crise et la fabrique passe à la semaine de 40 heures, puis, un mois plus tard (comme quoi les cris d’orfraie du patronat à l’instauration des 35 heures étaient plus le signe d’une mauvaise volonté que d’une impossibilité technique de les mettre en œuvre), à 32 heures sur 4 jours :

« Alors, petit à petit, ça a été un phénomène de récupération physique incroyable. La notion de fric a vachement perdu d’intensité. Je ne dis pas qu’elle a disparu mais finalement même des gars qui avaient des familles à charge ont dit : « C’est mieux maintenant qu’avant. » C’est vrai qu’on perdait beaucoup de fric, on perdait 40 000 ou 50 000 par rapport à avant [soit 25 % du revenu antérieur] mais ça, très vite, les mecs ne le regrettaient plus, sauf un ou deux.

C’est dans cette période que la contestation est née, parce qu’on a commencé à beaucoup discuter… C’est là aussi que les relations d’amitié sont nées : on a pu dépasser le cadre des conversations politiques, ou pu aborder des machins sur la vie affective, l’impuissance, la jalousie, les relations du couple… Ce qui est curieux, c’est que pendant cette période de chômage partiel le travail « au noir » a baissé… C’est à ce moment-là aussi que travailler à l’usine le samedi après-midi ou le samedi soir a pris toute son horreur. Avant, les gars l’acceptaient mais, là, on réapprenait de plus en plus ce que le mot vivre veut dire, travailler le samedi, ça devenait la mer à boire… De même, pour le dimanche ou les jours fériés, qui sont des jours payés trois fois plus, la direction nous a avoué qu’elle avait des difficultés à trouver des gars… Il y a eu un changement de mentalité, on n’achète pas les gars aussi facilement qu’avant. »[3]

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[1] Allocution d’Antonio Bassolino à la conférence des travailleuses et travailleurs communistes du 3 mars 1988.

[2] SPD, Entwurf für ein neues Grundsatzprogramm der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands, chap. XII, « Auf dem Weg zur Kulturgesellschaft », Irsee, juin 1986.

[3] Cité dans Adret (collectif), Travailler deux heures par jour, Paris, Le Seuil, 1977.            

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