Faut-il que nos dirigeant-e-s mal élu-e-s nous considèrent comme des lévriers pour agiter sous notre museau un leurre de pareille bourre ! La superrégion Normandie se chercherait un hymne, si l’on en croit la titraille du Paris-Normandie, feuille locale moribonde. Diable ! Ce n’était pas, à mes yeux, la priorité des priorités, mais, si l’initiative n’a que peu d’intérêt dans sa formulation et confine même au ridicule, elle dit quelque chose de la vacuité et de la cécité de la proposition politique dans les parages du gouffre. Arrêtons-nous sur cette tendance à la reféodalisation de l’État français que ne parvient plus à masquer le discours décentralisateur et fédéraliste.
Les nouvelles régions françaises, voulues par l’UE et découpées par le président Hollande, histoire de dire qu’il sert encore à quelque chose, se découvrent des ambitions étatiques. La Normandie réunifiée se vante d’être rentrée à peu près dans les contours du duché médiéval, avec Caen comme capitale économique et Rouen comme capitale administrative, cette dernière cité étant le noyau d’un plus vaste ensemble à gros budget et vice-présidences démultipliées, la Métropole, avec la majuscule mégalomaniaque de rigueur et l’inévitable pomme pour logo. Le Havre est la porte d’entrée maritime de ce micro-état bicéphale, qui se trouve bien représenté par les deux léopards d’or du vieux blason Plantagenêt. Les festivités tapageuses autour du neuf cent cinquantième anniversaire de la bataille d’Hastings ‒ pourquoi ne pas attendre le millième ? ‒ sont l’occasion pour nos baronnets modernes de s’imaginer engagés, par reconstituteurs interposés, dans une entreprise promotionnelle que n’eût pas désavouée Guillaume le Bâtard. Rien que cela. Figurez-vous Hervé Morin, président du conseil régional de Normandie, oui, celui-là même qui, dans un congrès du Medef (c’est dire le niveau), qualifiait l’Orne de « trou du cul du monde », figurez-vous, donc, notre « trouduc » de Normandie en haubert et casque à nasal, lance au poing et bouclier en amande sur l’épaule, chevauchant à travers ce qu’il reste du bocage l’un des purs-sangs de son écurie personnelle… Eh bien non, vous comme moi ne parvenons pas à nous le figurer, car, comme chacun sait, les purs-sangs arabes ont été arrêtés à Poitiers par les chevaux lourds francs bien avant que le Northman Göngu-Hrólfr, alias Rollon-le-Marcheur, ne posât un pied en Neustrie en disant : « Nous en resterons maîtres et seigneurs. »
Alors, pourquoi un hymne ? Faisons mine un instant de donner dans le panneau de l’enthousiasme grégaire. Un hymne peut éventuellement se justifier pour mobiliser la troupe et le peuple face à un agresseur identifié. La Normandie serait-elle attaquée ? Si l’on considère le régime économique de la « libre concurrence » comme une variation sur le thème de la guerre vicinale, la réponse est oui, mais dans la mesure où chaque superrégion s’en accommode et entend capter au détriment de ses rivales l’attention des acteurs économiques, il ne se trouverait personne pour brandir l’enseigne du bon droit en beuglant le cri d’armes des ducs normands : « Deus aïe ! » (« Dieu, à l’aide ! »). La morale, en ce bas, très bas monde, est la suivante : puisque tout le monde fait comme ça, faisons pareil et se sauve qui peut. Inutile non plus d’espérer de nos paladins du terroir qu’ils poussent l’outrecuidance jusqu’à régionaliser la gestion des autoroutes et se proclamer ennemis de la finance à quelques encablures des havres fiscaux anglo-normands et de la City. Pas d’ennemis ni d’alliés, donc, mais des concurrents et des partenaires qui s’entendent sur des « plans de sauvegarde de l’emploi » pour rester compétitifs.
Alors, derechef, pourquoi un hymne ? Pour glorifier les mérites de notre belle région. Belle ? Le tableau est brossé un peu vite et à la truelle. L’obnubilation impressionniste fait bon marché du quotidien. Le potentiel est là, assurément, et l’on comprend fort bien pourquoi les Vikings danois et norvégiens, après les Saxons, s’y sont implantés. Maintenant, il y a la Normandie fantasmée et la Normandie réelle, dont la gastronomie renommée doit faire avec des terres et des nappes polluées, une agro-industrie empoisonneuse, une agriculture biologique encore embryonnaire, malgré l’expérience permaculturelle du Bec-Hellouin, et une industrie pétrochimique pestilentielle, quoique déclinante. Chômage de masse, désertification médicale, nucléarisation à outrance (deux centrales vieillissantes et défaillantes dans la seule Seine-Maritime, usine de retraitement de la Hague dans le Cotentin, futur ancien EPR à Flamanville), patrimoine riche mais globalement en déshérence, sauf quelques phares de prestige, bouchots à moules touristiques, vivier artistique considérable mais insuffisamment soutenu dans ses composantes les plus inventives, etc. La liste est longue et un brin désespérante de ce qui ne va pas, de ce qui est gâché et saccagé par les aménageurs du territoire normand. Si l’on convient qu’un hymne représente l’entité qui s’en dote pour resserrer les rangs et marcher vers l’avenir, autant que ce soit ressemblant. Il serait aberrant d’en rester à la Normandie du chansonnier Frédéric Bérat, tellement idéalisée qu’elle échappe à la description, ou malhonnête de publier un catalogue de la Felix Normandia dans lequel bien peu de Normand-e-s se reconnaîtraient. Demandez aux Yéménites ce qu’ils pensent de la Felix Arabia. Le tableau de la France et de sa situation en Europe, tel qu’il ressort de la Marseillaise, n’est pas folichon ; il est même franchement angoissant, d’où la gêne et parfois l’incompréhension que peut susciter notre hymne national chez un jeune public biberonné à l’imagerie d’Épinal. La Marseillaise, quoi qu’on en pense, est un hymne. On ne compose pas un hymne parce que tout va bien mais parce qu’il y a une tâche à accomplir, que l’on part d’un point A pour aller à un point B, qu’il y a un état initial, avec ses beautés et ses laideurs, dont il faut tenir compte pour bâtir une société meilleure.
J’ai la très nette impression que l’hymne après lequel courent nos élu-e-s et leur clientèle artistique s’adresse davantage à la bourse des touristes qu’aux Normands eux-mêmes.
Je ne sais pas pour vous, mais je trouve le bovarysme nostalgique de Ma Normandie beaucoup moins stimulant, zigomatiquement parlant, que cette « fricassée » en langage purinique, typiquement normande et plus précisément rouennaise, pleine de trouvailles enfantines prises sur le vif :
‒ Mes que men cul set paticher... ?
‒ Tu mengeras des gauffres.
(‒ Et si mon cul devient pâtissier… ?
‒ Tu mangeras des gaufres.)
Matelot qui n’as q’un œil,
Pesque may ung haren borgne.
(Matelot, toi qui n’as qu’un œil,
Pêche-moi un hareng borgne.)
Va du guaret, le cul te flaiolle !
Va du jarret, le cul te flageole !
‒ Et queche dens ten bonnet ?
‒ Chest ung etrom qui presche.
(‒ Et qu’est-ce dans ton bonnet ?
‒ C’est un étron qui prêche.)
Tu es abille homme :
Tu prens les poux à tatons.
(Tu es habile homme :
Tu prends les poux à tâtons.)
Les grands bateaux en font ils de petitz ?
Un pet espousa une vesse,
Et tous deux sortent d’une fesse,
Et quand en mariage sont,
Ilz engendrent de beaux etrons.
Et ce jeu des questions-réponses qui anticipe le langage SMS et donne une idée de la prononciation d’époque :
‒ C'as tu ? ‒ C (= Sai) (‒ Qu’as-tu ? ‒ Soif.)
‒ Qui te boute ? ‒ T (= Tai) (‒ Qui te touche ? ‒ Toi.)
‒ Qui volle haut ? ‒ L (= Aile) (‒ Qui vole haut ? ‒ L’aile.)
‒ Que crie la corneille ? ‒ K (= kah !) (‒ Quel est le cri de la corneille ? ‒ Kah !)
‒ Quy est ceans ? ‒ M (= Âme) (‒ Qu’est-ce qu’il y a céans ? ‒ L’âme.)
‒ Quy a grandes oreilles ? ‒ N (= Âne) (‒ Qui a de grandes oreilles ? ‒ L’âne.)
‒ Quy arrete les chevaux ? ‒ O (= Ho !) (‒ Qu’est-ce qui arrête les chevaux ? ‒ Ho !)
‒ Quy est su panchu ? ‒ G (= Geai) (‒ Quel est ce pansu ? ‒ Le geai.)
‒ Qui est derriere ? ‒ Q (*) (Allez, un petit effort…)
Mais l’irrévérence ne vend plus de nos jours, où il faut ménager le chaland.
Prière de ne pas commenter par un « p’t-êt’ ben qu’oui, p’t-êt’ ben qu’non ».
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(*) Abbé Raillard, La Friquassée crotestyllonnée, Rouen, chez Abraham Le Cousturier, 1604.