Depuis l’instauration de la loi du Talion qui, malgré sa cruauté, aura constitué, dans la longue histoire juridique, un saut qualitatif (à tout prendre, il vaut mieux être puni par où l’on a péché que puni selon l’humeur de la personne lésée), la question de l’adéquation de la peine au délit ou au crime continue de se poser aux hommes qui jugent comme on soupèse et non plus seulement comme on règne.
Les dernières révélations du Monde et de Mediapart sur les grenouillages de Sarkozy & Co. ont suscité une avalanche de commentaires indignés appelant à l’emprisonnement de toute une clique dont on serait bien étonné de voir jusqu’où elle pousse ses ultimes ramifications. Il se pourrait fort que les plus remontés d’entre nous, les plus marqués à gauche, et je suis de ceux-là, se découvrent un lien, fût-il des plus ténus - mais l’aragne a besoin de tous les fils pour refermer son piège -, avec l’énergumène omniprésidentiel. Connaissons-nous l’envergure réelle de nos propres réseaux, le nombre de points de contact avec les réseaux circonvoisins, amis ou hostiles ?
Le bouquet d’affaires qui salue l'arrivée du printemps n’est évidemment pas un épiphénomène apparu à la marge d’une activité démocratique globalement saine. C’est le symptôme d’une dégénérescence amorcée on ne sait plus trop quand, peut-être dès la naissance de la IIIe République, République bourgeoise crypto-censitaire, la plaie ouverte d’un mal consubstantiel à la démocratie telle que nous la concevons et telle que nous la pratiquons, chacun à son niveau, pour assurer notre survie et notre visibilité sociales. Il serait plus honnête de rebaptiser brigue élective cette démocratie-là. Il y a deux siècles et demi, Jean-Jacques Rousseau nous mettait déjà en garde contre l'éternel retour des servitudes que favorise la République des brigues.
Mais le sujet est éventé, ou plutôt n’en finit pas de l’être, depuis le temps qu’on nous dit et qu’on se persuade que notre régime politique est à son nadir. L’obsession du déclin - surtout, que Nicolas Baverez, brigueur hors pair, se sente visé - s’étale dans le temps et nous interdit d’en voir le terme. Nous avons les yeux rivés sur la pente ; l’inclinaison nous hypnotise, nous détourne d’une claire vision des tenants et des aboutissants. C’est précisément le but recherché par les déclinologues néolibéraux, qui espèrent ainsi nous vendre plus facilement leur toboggan pour les abysses, autrement nommé booster de compétitivité. L’entourloupe est bien connue et bien dans la manière des satellites en orbite sarkostationnaire. Cela n’empêche pas un certain nombre d’entre nous, peu suspects de déclinomanie baverezienne, de donner dans le panneau du « tout fout le camp ». Non, tout ne fout pas le camp. C’est un certain corps socio-économico-politique, dans un certain pays, qui fout le camp, et encore faudrait-il extraire du lot quelques représentant(e)s intègres qui, sans le racheter, nous retiennent de jeter le bébé avec l’eau souillée du bain.
Revenons à nos affaires. Alors, la prison pour Nicolas Sarkozy et ses complices ? L’exemple de Bernard Tapie nous montre que la prison, dans une carrière d’arriviste, de détrousseur de la chose publique, est davantage une retraite dorée, où l’animal politique refait ses forces, qu’un purgatoire avant réorientation. Que l’ancien président fasse de la prison ne le coupera pas de ses relais habituels, amis, parents et clients, dont il restera le parrain référent, dispensateur de faveurs, de conseils et de sinécures. D’aucuns regretteront l’époque de Dante, où le diable accommodait les vilains à la sauce de leur crime. On fera mieux de regretter l’abandon d’une pratique antique, chère à la démocratie athénienne, celle de l’ostracisme[*], procédure de bannissement des citoyens jugés collectivement dangereux pour le bien public. Bien entendu, il ne s’agirait pas d’envoyer l’ex-président croupir, comme le poète Ovide, sur un obscur îlot de la Mer Noire, d’autant qu’il lui viendrait sans doute la tentation de fraterniser avec le nouvel homme fort de la Crimée toute proche, gangster reconverti qui se voit déjà membre du club très select des oligarques. Non, j’envisagerais plutôt un bannissement intérieur, une sorte de mort symbolique qui passerait par l’aménagement, en France même, d’une thébaïde médiatique et politique autour du banni. L’historien chrétien Jean Delumeau se peint l’enfer où vont les impénitents non comme une chambre de torture qui donnerait encore aux corps torturés le sentiment d’exister, mais comme un puits d’anéantissement. C’est le châtiment qui punirait le mieux ici-bas, me semble-t-il, les atteintes au bien public commises délibérément par les hommes publics.
Il aurait belle gueule, l’ostracisme républicain, s’il était adossé à une décision de justice et à un vote de l’assemblée nationale, et s’il était assorti, pour l'intéressé, d’un gel des droits civiques pendant dix ans, d’une inéligibilité à vie (mesure que le mandat unique rendrait caduque), d’une annulation de tous les titres et de tous les avantages financiers attachés aux fonctions occupées jusque-là, d’une confiscation des biens meubles et immeubles, ainsi que de tous les avoirs financiers, d’une privation de couverture médiatique pendant dix ans et d’une damnatio memoriae officielle. Nul doute que l’envie de faire de la politique s’évaporerait d’un coup chez certains s’ils savaient à quels risques le moindre écart les exposerait. Le jour où l’on fera de la politique par obligation et non plus par vocation, ce jour-là notre démocratie aura accompli sa mue la plus spectaculaire.
Ovide fut probablement exilé par Auguste pour avoir écrit son Art d’aimer. Nicolas Sarkozy tombera pour son Art de trahir. Il nous appartient de faire en sorte que sa clientèle et lui tombent dans un puits d’oubli. Si ses derniers partisans s’imaginent qu’un livre d’auto-justification écrit par un nègre assurera la canonisation de l'exilé et préparera sa résurrection politique, détrompons-les tout de suite. Les Tristes ont déjà été écrits et Ovide n’espérait pas faire son retour à Rome autrement que par un poème. Encore avait-il l’excuse du génie :
« Enfin, mon livre, pars indifférent à l'opinion et ne rougis pas si tu déplais au lecteur. La fortune ne nous est pas assez favorable pour que tu fasses cas de la gloire. Au temps de ma prospérité, j'aspirais à la renommée, et j'en étais avide ; aujourd'hui, si je ne maudis pas la poésie, ce penchant qui m'a été fatal, cela doit suffire, puisque mon exil est aussi l'œuvre de mon génie. Va cependant, va pour moi, tu le peux du moins, contempler Rome. Dieux ! que ne puis-je, en ce jour, être mon livre ! »
Ovide, Tristes, I, 1.
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[*] Le nom du citoyen à ostraciser était gravé sur un ostrakon, un tesson de poterie.