Retenez bien ce nom : Sedelka. Marquez-le au fer rouge de l’infamie où que vous le croisiez. Ce promoteur caennais, bétonneur patenté au bras aussi long que les dents, bousculé dans son fief d’origine par une jacquerie d’associations et de riverains mobilisés contre son projet pour la place de la République, qui a réussi à faire condamner en janvier 2022 son premier complice, le maire de Caen, pour l’abattage illégal de dizaines d’arbres, tente depuis quelques années de récidiver à Rouen. Il le fait, entre autres, sur le site d’un ancien couvent, le Foyer Sainte-Marie, au 2 rue de Joyeuse, dans le quartier Saint-Nicaise, quartier populaire, dont c’est là le second martyre, 50 ans après les ravages des urbanistes fous sous la mandature de Jean Lecanuet (« La France en marche »…). Las ! Sedelka, gerfaut aventuré hors de son charnier natal, est tombé sur un os, le quartier ayant pour tradition immémoriale, en sa marche au supplice, de mordre ses bourreaux, plutôt que de s’humilier à leurs pieds en leur pardonnant parce qu’ils ne sauraient pas ce qu’ils font.
La proie de Sedelka est un morceau de choix pour les marchands de biens aux appétits ogresques, un paysage agreste à la Poussin à saccager pour les barbouilleurs de béton, une manne aisée à recueillir pour renflouer les caisses à sec d’une ville indigente comme Rouen – une mise à l’épreuve parfaite pour une municipalité qui a construit toute sa communication sur l’éco-socialisme : la parcelle de cette ancienne pension catholique pour étudiantes de 250 chambres meublées, vendue aux enchères à vil prix en 2015 et non préemptée par la municipalité quand elle le pouvait, couvre environ 8 000 m² de terrain dans le cœur historique rouennais, dont près de la moitié en jardins, sur un coteau calcaire exposé au sud, au pied du rempart du XIVe siècle.
La plus grosse partie de ces jardins, formée de deux terrasses cultivées depuis le XVIIe siècle, est « protégée » au titre du Plan local d’urbanisme métropolitain dernière version. Une étude du naturaliste Jean-Paul Thorez, réalisée en juin 2021, note la grande richesse de la faune aviaire qui nidifie sur le site, dont au moins – et sous réserve d’un inventaire exhaustif – sept espèces protégées*, le rougequeue noir, la fauvette à tête noire, le pouillot véloce, la mésange bleue, la mésange charbonnière, le verdier d’Europe et le troglodyte mignon, et une autre peu commune en Normandie, le pigeon colombin, ainsi qu’un biotope unique en centre-ville juxtaposant prairie et bois, ce dernier conservant des traces du couvert forestier originel correspondant à la garenne médiévale de l’abbaye bénédictine de Saint-Ouen, située juste en contrebas. En lisière de ce bois, un jeune chêne vert, espèce emblématique du bassin méditerranéen, a poussé spontanément. C’est un des premiers spécimens sauvages répertoriés dans le biome normand, et un avant-coureur d’une modification des terroirs sous l’effet des bouleversements climatiques. Du moins c’était, car, en notre rogue pays, jaloux de ses paysages et de ses monuments, le Code de l’urbanisme, soutenu par une jurisprudence favorable, des administrations complaisantes, sinon corrompues, et des juges administratifs incompétents en ces matières, prime sur le Code de l’environnement et le Code du patrimoine ; la vénalité à court terme l’emporte sur le sens des responsabilités et le souci des générations futures, impératif catégorique et critère minimal de toute éthique, selon le philosophe Peter Sloterdijk…
Ainsi, en ce mois de juillet 2022, par 40 °C, alors que des feux massifs, parfois sans précédents de mémoire d’archiviste, ravagent les forêts françaises, voire s’invitent dans les villes comme au Havre, alors que les élus socialistes et écologistes de Rouen étaient prévenus depuis deux semaines par les habitants que le promoteur, qui a lancé avec Foncia la commercialisation des appartements de son projet non encore sorti de terre, allait commencer à exécuter son programme, Malek Rezgui, patron de Sedelka, au mépris de la santé des artisans dépêchés sur place pour accomplir ses basses œuvres, a ordonné la destruction du jardin du Foyer Sainte-Marie. Défrichage d’abord, abattage d’arbres ensuite. Il faut faire table rase pour parquer le maximum de bennes et d’engins de démolition sur place, afin de ne pas être importuné par les services de la voirie, et tant pis pour les risques accrus de ruissellement, tant pis pour le tunnel ferroviaire de la ligne Le Havre-Paris qui passe en dessous, tant pis pour les riverains, tant pis pour le rougequeue noir et les passereaux. À deux cent mètres de là, dans un jardin public, comme si l’écotartuferie des élus se dénonçait elle-même, la ville organisait il y a peu une exposition photographique sur les oiseaux observables à Rouen…

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Sedelka a donc ordonné la destruction d’un jardin en pleine canicule, sur un terrain parsemé de silex, comme un défi lancé aux pyromanes. Que croyez-vous qu’il arriva ? Aucun élu ne se bougea. Se bouger. Non pas se répandre sur les réseaux sociaux en bêlant « C’est maaaaal ! », non pas se planter les bras croisé, l’air navré, devant le site menacé et les policiers commis à son gardiennage, se bouger. Ni le maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, socialiste en rupture de ban et de principes, ni son adjoint et rival le plus puissant, Jean-Michel Bérégovoy, écologiste en carton, opportunément parti en vacances, bien qu’il sache pertinemment que les ignominies, en matière d’urbanisme, ont généralement l’été pour théâtre, n’ont actionné les leviers et relais dont ils s’enorgueillissent de disposer pour faire arrêter un massacre dont ils étaient avertis, comme des enjeux environnementaux liés. Le même Bérégovoy avait quelques mois plus tôt, devant les caméras de France 3 Normandie, bombé le torse et affirmé que les jardins étaient la « ligne rouge ». Sedelka l’a franchie, refranchie et re-refranchie effrontément sans qu’une Némésis verte ne lui tombe sur le râble. Pourquoi s’en inquièterait-il ? Il est dans son bon droit, du point de vue du Code de l’urbanisme. Le maire, en partie piégé par les décisions de la précédente mandature, dont il était néanmoins partie prenante comme conseiller municipal, a signé le dernier permis de construire modificatif, instruit par des services de l’urbanisme notoirement acquis aux promoteurs. Les recours sont purgés, les pelleteuses peuvent foncer. Mais il y a encore un obstacle. Les gens. Pas les membres de la caste à grosse cylindrée qui vont pouvoir s’offrir les appartements à 6 000 euros le m² dans un quartier (encore) populaire, non, les gens.
Jusque-là, les habitants avaient fait payer cher au promoteur son offensive brutale, commencée sous de louches auspices. Un collectif de militants du climat et du patrimoine, dont des anciens de la Commune de Saint-Nicaise, sous le nom de Jardins joyeux, collectif devenu depuis Association de protection des Jardins joyeux (APJJ – on peut suivre ses communiqués ici), a saisi et tenu le lieu près de huit mois durant, de juin 2021 à janvier 2022, avant d’en être expulsé en pleine trêve hivernale, alors que des familles de migrants et des mineurs isolés, déposés là par des associations débordées, étaient hébergées dans les anciennes chambres du foyer. Une pétition demandant au maire de tout faire pour sauver les jardins et le patrimoine bâti du Foyer Sainte-Marie a recueilli – chose inédite pour un ensemble monumental à l’abandon, hors des circuits touristiques –, près de 30 000 signatures.
Très tôt, de nombreux riverains, dont certains engagés dans un bras de fer avec le promoteur dès le début de la pandémie, ont rejoint la bataille, épaulés par un arc d’acteurs engagés regroupant – c’est historique à Rouen – l’ensemble des associations de défense de l’environnement et du patrimoine, et recueillant jusqu’au soutien discret de Stéphane Bern, dont la revue Mission patrimoine s’est faite l’écho des inquiétudes. Ce même arc associatif de militants chevronnés, dont l’expertise est reconnue dans les domaines patrimoniaux et environnementaux, a envoyé à la ministre de la culture de l’époque, Roselyne Bachelot, une demande d’instance de classement pour forcer la Drac (Direction régionale des affaires culturelles) à reconsidérer l’intérêt du site (qui, outre une chapelle de belle facture et en bon état, et un jardin du XVIIe siècle, abrite un théâtre de poche conventuel et des vestiges d’un couvent plus ancien) ; il a aussi adressé au maire début 2022 un recours gracieux de près de 60 pages. Rien n’y a fait. La Drac Normandie, même pressée par la ministre, n’a pas voulu se dédire, malgré les preuves apportées de son erreur d’appréciation. Aucune suite, pas même une réponse du Drac ou de l’Architecte des bâtiments de France. Quant au maire, pourtant ingénieur de formation, il n’a tenu aucun compte des objections formulées en termes de ruissellement, de pollution, de gaspillage de matériaux, de dénaturation écocidaire, d’intensification insoutenable des flux automobiles dans un quartier aux rues étroites, empruntées par de nombreux scolaires. Recours rejeté. L’arrêt de mort du quartier a été signé par un édile sourd, aveugle et mutilé de sa conscience.
Mais – ô comble du comble ! –, cette course à l’abîme, scellée par une collusion, désormais patente, entre la préfecture et le promoteur, s’est accélérée alors qu’il existait une option alternative viable. Les élus écologistes, marqués à la culotte pour leur mollesse par le collectif, ont trouvé un racheteur potentiel, et pas n’importe lequel : une foncière. Les statuts d’une foncière lui interdisent d’entrer dans le jeu malsain de la spéculation et lui font un devoir de soutenir des projets immobiliers originaux, de qualité et de long terme. Une foncière reste un promoteur, mais qui a pour principale exigence de rentrer dans ses frais, avec une marge de 2-3 % et la satisfaction de s’être inséré le plus en douceur possible dans le tissu urbain, sous le régime de la co-construction avec les principaux concernés : les gens.
La foncière a proposé de racheter le site à son prix d’achat initial, réservant le plus gros de son budget à la réhabilitation, dans une logique saine. Le collectif, qui avait construit son propre contre-projet, s’est donc attelé ces derniers mois, en coordination avec des élus écologistes qu’il pensait pleinement impliqués et conscients que cela se jouait sur un fil, à travailler avec la foncière sur une proposition commune de réhabilitation pure de l’existant, qui réponde à des besoins identifiés de la population. Le collectif a en somme fait ce que devrait faire tout service d’urbanisme et que la plupart ne font plus. Ce contre-projet, à l’inverse de la résidence de « luxe » de Sedelka, s’inscrit dans la continuité des fonctions et de la vocation de l’ancien foyer à travers une offre de logements sociaux et hypersociaux, d’hébergement étudiant (un choix qui permet en outre de limiter au strict minimum l’aire de stationnement et donc les flux automobiles) et de plateau culturel. Le contre-projet prévoit également la rétrocession des jardins à la ville de Rouen pour de l’agriculture vivrière, dans le respect de ses singularités biotopiques historiques.
Le collectif s’attendait à ce que le maire se saisisse à pleines mains de cette proposition qui lui offrait une porte de sortie honorable, après le ratage initial ; il s’attendait à ce que l’État s’en saisisse également pour pousser un mode de reconversion vertueux, enfin à la hauteur de ses engagements climatiques… En fait non, en leur for, au vu de leurs expériences passées sous Hollande et Macron, les militants ne se berçaient pas trop d’illusions, même si l’exemple de Notre-Dame-des-Landes laissait subsister une lueur d’espoir. Mais l’engagement militant à gauche a ceci d’inspirant, de noble et d’infiniment respectable qu’il ne s’écoute pas désespérer et se fait un phare d’une lueur pour jouer à fond la dernière carte d’un jeu qu’il sait truqué. C’est ce que le collectif aura fait jusqu’au bout, donnant une chance aux politiques de remuscler leur action, de faire davantage que porter leurs principes en écharpe. Cette chance a été perdue.
La semaine dernière, instruit des intentions du promoteur – avancer à marche forcée après des mois d’atermoiements coûteux pour ses partenaires et lui, et de surenchère spéculative vis-à-vis de la foncière –, le collectif, bousculant les élus, a forcé le maire à rencontrer le promoteur, en lui demandant explicitement de faire arrêter le « nettoyage » du site, irresponsable par ces chaleurs, pour permettre à toutes les parties d’étudier sereinement l’option alternative. Le maire a fait savoir qu’il avait obtenu un répit de deux semaines. Lundi, pourtant, le promoteur lançait la campagne officielle de préventes et poursuivait le massacre. Une haie de tilleuls a été abattue hier. On se consolera à moitié en songeant qu’une souche de tilleul abattu rendra toujours plus de services à la collectivité humaine qu’un élu aptère. Si seulement il ne s’agissait que de nous, humains…
Honte à Sedelka, bien sûr, qui ose tout sans effort parce que c’est open bar pour lui, mais honte, surtout, à la ville de Rouen, honte à ses représentants, élus sur un programme éco-socialiste de réponse à l’urgence climatique, qui privent un quartier entier de tout moyen de résilience et sont incapables de protéger ne fût-ce que ce qui existe déjà ! Chaque arbre qui tombe leur sera à jamais reproché, car ces dégâts-là, quoi qu’ils fassent par la suite pour les compenser, sont irréparables. Ils auront à répondre de ce crime contre l’avenir. Ce « pouvoir de faire », ils l’ont recherché, pour, en définitive, s’en démettre et laisser faire, en connaissance de cause, attitude qui définit, dans le vocabulaire sartrien, le salaud.

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⇒ Pour soutenir l’Association de protection des Jardins joyeux (APJJ), une cagnotte a été créée sur Helloasso.
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* Chant du rougequeue noir ; chant de la fauvette à tête noire ; chant du pouillot véloce ; chant de la mésange bleue ; chant de la mésange charbonnière ; chant du verdier d’Europe ; chant du troglodyte mignon. Aucune raison que les humains soient les seuls à donner de la voix.