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Billet de blog 21 janvier 2014

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L'homme du passif et du passé

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Il est sans doute un peu vain d'imaginer à quoi ressemblera, à terme, la réforme fiscale bouleversive et subversante que nous concocte le gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Celle-ci devait être cuite al dente pour le vote du budget 2015 à l'automne 2014, mais le Président de la République, après l'avoir goûtée, a rectifié alchimiquement la formule pour que l'opération s'étale et se dilue sur toute la durée de son quinquennat. Le résultat, forcément un modèle de synthèse, un monument de compromis, un chef-d'œuvre de concertation, laissera pantois, gageons-le, les manœuvriers de l'échiquier politique. Les abstracteurs de quintessence, quant à eux, resteront sur leur faim. Il suffit de constater la pauvreté d'imagination du pacte de compétitivité responsable (ou de responsabilité compétitive), annoncé à grand renfort de trompes, comme tout ce qui sonne creux, pour en inférer que l'imagination, dans le registre fiscal, n'arrivera pas de sitôt au pouvoir et que le changement n'est pas pour maintenant, ni même pour demain, demain étant chargé de chaînes de plus en plus lourdes.

En quoi, du reste, le sens du compromis de François Hollande concerne-t-il les citoyens ? Qui peut croire un seul instant que l'omniprésidence de la Ve République synthétise toutes les aspirations contradictoires de la société française ? Président de tous les Français, de toutes les Françaises ? La bonne blague. Si tel était le cas, le Président devrait revêtir la tenue d'Arlequin. Nous sommes trop bon public. La synthèse partout, toujours, comme clef de voûte de l'édifice démocratique ? Nous n'aurions donc plus le choix de rejeter en bloc un projet politique à nos yeux mal construit ou tendancieux ou attentatoire à la cohésion du corps social ? Il ne serait plus permis d'opposer un système de valeurs à un autre système de valeurs et d'appeler à trancher par le vote entre les deux, après en avoir pesé collectivement les avantages et les inconvénients ? Comme le remarquait déjà le sociologue Albert Meister dans les années 1970, la politique, dans nos sociétés modernes dévalorisées - c'est-à-dire purgées des conflits de valeurs -, se borne à ne point déplaire ou à déplaire le moins possible. Un "mode de gouvernement par le positif"[1] ne gêne pas les affaires qui se traitent, par-dessus le peuple, entre les trois grandes technostructures, à la fois concurrentes et interconnectées, qui tiennent le gouvernail : la technostructure d'État, dont Bercy est peut-être l'incarnation la plus caricaturalement monolithique et opaque, la technostructure managériale et la technostructure des organisations (partenaires sociaux).

Un "mode de gouvernement par le positif" n'a d'autre visée que d'esquiver la joute, d'étouffer dans l'œuf le motif profond du conflit par la distribution de contreparties, en général sonnantes et trébuchantes, aux partenaires (on ne parle pas d'antagonistes) réunis autour d'une table de concorde. Les récalcitrants sont immédiatement taxés d'extrémisme ou d'arriération idéologique et marginalisés en conséquence. La friction doit être minimale mais pas nulle, car le système se fortifie par les frottements qu'il occasionne. L'essentiel est que chacun ait une place, pourvu que chacun reste à sa place. François Hollande est bien un homme du passé en ceci qu'il gouverne non pour mettre en œuvre un projet de société mais pour jouer des rapports de forces entre acteurs technostructurels. On nomme ce jeu "arbitrage". "Arbitrer" ne signifie pas, en l'occurrence, qu'on choisit l'un plutôt que l'autre, mais qu'on favorise l'un et qu'on offre à l'autre un lot de consolation, de façon que l'un et l'autre aient intérêt à ne rien changer. Hollande est très doué pour le jeu, mais cette suractivité libidinale, sans grand risque pour lui[2], aggrave le déficit de démocratie qui caractérise notre monarchie élective. Ce passif-là, passé un certain seuil, n'est plus résorbable. L'Élysée se sent encore apparemment les coudées franches pour continuer à jouer. Jusqu'au jour où quelque Marianne désespérée s'immolera par le feu devant ses grilles pour dire qu'un gouvernement d'hommes habiles ne fait pas nécessairement un gouvernement d'hommes capables.

La quête opiniâtre, obsessionnelle du dénominateur commun relève plus du négoce que de la délibération démocratique. Les Athéniens ne confondaient pas le Pnyx et l'agora, même si l'agora a pu être le premier théâtre de l'âgon démocratique. D'aucuns ont même émis l'hypothèse que le perfectionnement du discours argumentatif serait à l'origine des institutions démocratiques[3], en ce qu'il aurait établi un critère de recevabilité en assemblée populaire, étant entendu que tous les citoyens impliqués dans la vie de la cité possédaient assez leur langue et ses subtilités pour arrêter leur choix sur telle proposition argumentée au lieu de telle autre.

Pareille joute à la loyale, devant un public adulte, attentif et critique, effraie nos dirigeants. Ils s'y sont pourtant préparés, nous dit-on, dans la fabrique de singes qui les a assemblés et conditionnés. Mais à quoi se sont-ils préparés ? Aux simagrées ? À l'enfumage ? Au bourrage de mou ? À la rencontre synthétique et même osmotique, sur une table de dissection, de la machine à coudre et du parapluie ? Et nous, le public, sommes-nous préparés par l'école à bien démêler l'affectation intéressée et la conviction passionnée ? Sommes-nous bien outillés pour retourner le fond dans lequel s'enracine la forme ? Non, mais de toute façon, nous ne sommes que de la chair à sondages. Le sondage recueille la seule parole qui ait droit de cité. Consolons-nous : tous les singes qui nous gouvernent ne sont pas logés à la même enseigne. Nos représentants, à l'Assemblée Nationale, sont, à leur niveau, pour filer la métaphore animalière, les dindons d'une farce démocratique orchestrée par l'exécutif. Les journalistes politiques parlent, sans plus s'en émouvoir, de barons, de fiefs, il n'y manque plus que les vilains, mais ces barons ont renoncé, pour la plupart, à légiférer. Ils règnent sur une clientèle mais n'administrent rien de leur propre initiative. Ils font ce que l'administration et la marche irrésistible du progrès leur soufflent. Sous la IVe République, 70,4 % des lois promulguées étaient d'inspiration gouvernementale ; sous la Ve, la proportion dépasse les 90 %. Un lobbyiste qui ne ciblerait que les parlementaires s'exposerait à bien des déconvenues. Les grands commis de l'État sont des relais bien plus efficaces et bien plus sûrs. Nous ne sommes évidemment pas sortis de cet entremêlement d'intérêts technostructurels qui joue contre l'intérêt général en prétendant le servir. Il semble même que le maillage se resserre.

Pour en revenir à la réforme fiscale, il est plus que douteux qu'elle s'attaque aux disproportions de traitement qui justifient l'omnipotence de la technostructure et ses standards de réussite et de connivence. Pour toutes les raisons connexes indiquées ci-dessus, le gouvernement, sauf apocalypse, ne remettra pas en cause la "latinité fiscale"[4] de notre pays. Il ne lèvera jamais que partiellement et sous des conditions difficiles à remplir le secret sur l'étendue et la mobilité des patrimoines individuels. Or, une fiscalité digne de ce nom doit pouvoir suivre les mouvements de capitaux à la trace à tout instant. Néanmoins, croire que les facilités de concentration données aux grandes fortunes (en 1973, 5 % des ménages détenaient 40 % du patrimoine) viendraient de la seule pression exercée sur le politique par quelques grandes familles possédantes, c'est exonérer à bon compte la collectivité de sa propre contribution à l'étayage du système qui l'asservit. Qui sont les premiers à râler lorsqu'il est question d'augmenter les droits de succession ? De même, on peut déplorer les marges bénéficiaires des grandes entreprises soient à peine rognées par l'impôt, mais osera-t-on s'indigner avec la même vigueur vindicative de ce que l'imposition au forfait des toutes petites entreprises (exploitations agricoles incluses) autorise toutes les dissimulations ? En 1972, 95 % des entreprises vérifiées par les contrôleurs du fisc n'avaient pas "une situation fiscale nette"[5]. Où en est-on maintenant ? Truisme que de dire les gains sur les capitaux sont fiscalement plus favorisés que les revenus salariaux. Encore faut-il préciser que l'on parle là des revenus salariaux petits et moyens. L'exemple du quotient familial montre que les gros revenus peuvent bénéficier d'un allègement fiscal plus marqué que les tranches inférieures. Est-ce que le tocsin retentit pour autant aux quatre coins du Landerneau socialiste ? On passera vite sur les profits spéculatifs et les plus-values des marchés de l'immobilier et de l'art, qui disposent d'abris anti-percepteurs un peu partout et que le fisc traque mollement et sur la pointe des pieds, de peur de dépeupler le vivier des magnats qui font la fierté de l'économie nationale. On s'arrêtera pour finir sur la TVA, impôt indirect dont il a été démontré qu'il pesait plus fortement sur les revenus modestes[6]. L'augmentation de la TVA, vieille recette éventée de renflouement en période de disette budgétaire, touche tout le monde, certes, mais pas dans les mêmes proportions. Ce détail n'en est pas un, mais la proportionnalité n'est pas inscrite à l'ordre du jour, sinon comme vœu pieux adossé à des mesurettes indolores.

En prenant pour époque de référence les années 1970, on mesure le chemin non accompli par les gouvernements qui se sont succédé jusqu'à nos jours en réformant, en réglementant toujours plus, c'est-à-dire en multipliant à l'envi les possibilités d'exemption et de contournement de l'obligation fiscale, dont dépendent la solidarité nationale et l'entretien des services publics. Quant à l'accoutumance de l'ecclesia civique à la fraude et à la disproportion fiscales, elle est à rapprocher de son acceptation d'un système de gestion des conflits qui interdit de penser le saut qualitatif, la rupture paradigmatique, et domestique le citoyen.

La technostructure a toujours eu un temps d'avance sur les révolutions, car elle envisage hic et nunc sa survie en cas de collapsus politique. Sa clientèle actuelle doit pouvoir se muer en milice de défense de ses futurs nouveaux avatars. Il ne s'agit pas, pour elle, de sauver ses têtes dirigeantes, les têtes important peu, mais de sauver le mécanisme de partage inégalitaire de l'agir politique. Hollande ne se permettrait pas de jouer s'il n'avait l'assurance qu'au fond, de la base au sommet, depuis près d'un demi-siècle, au moins, tout le monde se tient par la barbichette.   

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[1] Albert Meister, L'inflation créatrice, Paris, PUF, "Économie en liberté", 1975, p. 146.

[2] Le joueur d'échecs n'y aventure pas sa fortune comme le joueur de poker. La haute administration, dont Hollande n'est que l'émanation, tout habile qu'il est ou parce qu'il n'est qu'habile, pratique les échecs. Si une manœuvre rate, le perdant est promu ou déplacé. Il est rarement ostracisé, eût-il une batterie complète de casseroles au train.   

[3] Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard-nrf, "Bibliothèque des Sciences Humaines", 2009, p. 82.

[4] L'expression est de Jean-Claude Colli dans L'inégalité par l'argent, Paris, Gallimard, "L'Air du Temps", 1975.

[5] Maurice Denuzière, "Art et illustration de la fraude fiscale", dans Le Monde des 7, 8-9, 10 et 11 juillet 1973.

[6] La TVA représentait en 1974 une part du revenu des particuliers deux fois plus importante pour les petites gens que pour les gens aisés. Voir G. Mathieu, Le Monde du 10 septembre 1974.

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