Dans la foulée de la « capitulation » du premier ministre grec Alexis Tsipras, on a beaucoup glosé sur l’impossibilité, pour tout parti attaché à la construction d’une société transnationale de l’entraide, de la suffisance et de la compensation, de sortir des clous d’une économie transnationale du chacun pour soi, de la dilapidation et de la rapine, dont l’Euro, supercherie commune, est devenu le totem. Cette inflation de commentaires est proportionnelle à l’inflation d’espérance qu’avait suscitée la résistance d’Alexis Tsipras. Elle cherche - et c’est bien naturel - à effacer les effets du premier mouvement de sidération qui a succédé à l’annonce de sa « capitulation ».
Le terme capitulation est, selon moi, le terme adéquat. Alexis Tsipras, en lui-même et au-delà de lui-même, dans le choix de ses ministres, a commis le péché capital de nous offrir, à nous tous, Européens, le moment le plus intensément, le plus authentiquement politique qu’il nous ait été donné de vivre depuis… depuis on ne sait plus trop quand. Pendant quelques mois, cet aérolite qu’on disait néophyte a circonvenu ses pâles homologues, revenus de tout, y compris et surtout de la politique comme incubateur des possibles ; il a déjoué les pronostics des analystes les mieux introduits et fait enrager les chiens de garde ronronnants de la doxa néolibérale. Ses détracteurs les plus hargneux ne lui pardonneront jamais d’avoir souligné par son courage et son volontarisme leur veulerie et leur inaptitude à faire bouger les lignes.
On répond sur sa tête (caput en latin) d’un péché capital. C’est bien la tête d’Alexis Tsipras que réclamaient tous les politocards des pays ralliés à l’intransigeance allemande. Pas forcément sa chute au sens propre, façon purge stalinienne, mais sa chute symbolique, son alignement sur le gabarit des médiocres, son inscription au club des têtes interchangeables. On a pu lire ici ou là, et même sous la plume de Yanis Varoufakis, ancien ministre des finances de Tsipras, que la charge de l’Eurogroup était politique et non économique. Elle eût été politique si elle avait cessé d’être univoque. Cette charge était le degré zéro de la politique, une ruade du vide contre le plein.
Ce n’est pas la première fois, dans la courte et chaotique histoire de l’humanité, que le vide l’emporte sur le plein, mais les causes de cette défaite de l’intelligence en général, et de l’intelligence politique en particulier, ne sont pas à rechercher uniquement du côté de la pression insoutenable exercée par les créanciers étatiques de la Grèce et des erreurs stratégiques et tactiques de Tsipras. L’Eurogroup est un groupe de pression ignoble, dogmatique, a-démocratique, a-politique, tout ce que l’on veut, mais, comme monstre froid, il était dans son rôle, vu l’envergure lilliputienne de ses membres. Demandons-nous plutôt comment il se fait que pareille officine ait un tel pouvoir de nuisance, à côté des instances troïkesques, qui ne valent pas mieux, hormis le fait qu’elles aient une existence légale et officielle, elles. Quant à Tsipras, il a commis des erreurs, certes, mais les défis qu’il avait et qu’il a encore à relever sont d’une extraordinaire complexité et d’autres, à sa place, eussent vendu leur âme à la première remontrance. Je ne le lapiderai pas. Ma sympathie ira toujours à ceux qui se trompent en faisant, plutôt qu’à ceux qui nous trompent en ne faisant rien. Quand on est un démocrate, il est cependant un groupe de pression devant lequel il n’y a aucune honte à s’incliner et je pense - mais je peux me tromper - que c’est ce groupe-là qui a eu raison de la détermination de Tsipras : je veux parler du peuple.
Depuis l’enclenchement de la crise, une grosse minorité de Grecs, soit sous la contrainte, soit par choix, a basculé hors du système bancaire. Il n’en demeure pas moins que la majorité des Grecs, Grexit ou pas, monnaie parallèle ou pas, attendait la réouverture des banques. Le capitalisme honni trouve toujours une majorité de défenseurs en Grèce parmi les consommateurs apeurés et auto-infantilisés. Tsipras ne pouvait rien contre cela. En revanche, en sauvant sa tête et même avec une moitié de Syriza derrière lui, il se donne une chance de protéger la minorité de Grecs qui expérimente la société de demain. Il lui faudra ruser avec les créanciers qui le pressurent. Ce n’est pas une tâche insurmontable pour qui a donné des sueurs froides aux hommes de paille de la finance transnationale. La ruse n’est pas l’apanage des avocats fiscalistes. L’exemple équatorien prouve qu’il est possible de ruser et de prendre le capitalisme à son propre piège.
L’humanité a identifié les maux qui la rongent et, n’en déplaise aux sceptiques, la liste de ces maux permet de déterminer précisément ce qu’est une société juste. Seulement, la claire vision de ce qu’il serait juste de faire ne suffit pas à convaincre la majorité de se réformer. En démocratie, la majorité décide et peut se tromper lourdement. Un démocrate accepte le risque de la bévue collective. Ceci dit, à la différence de la tyrannie, qui impose ses choix à l’exclusion de tous les autres, la démocratie ne claque pas la porte au nez de la minorité qui porte un autre projet de société, a fortiori si ce projet renoue avec les principes qui la fondent. La résistance passée de Tsipras laisse espérer qu’il fera plus qu’atténuer les effets stérilisants du « friendly fascism »[1], du fascisme mou, bienveillant, successivement, voire simultanément inexorable et compatissant[2], qui a usurpé le beau nom de démocratie. Il pourrait par exemple protéger les communautés - et elles sont nombreuses - qui, dans les interstices, cherchent à se soustraire au capitalisme et au sein desquelles s’élabore la transition sociétale. Une telle protection permettrait de vérifier la viabilité des options de vie et d’organisation retenues. On peut taper à l’envi sur les États-Unis, mais près de 17 millions d’Étatsuniens adultes, en 2012, n’avaient pas de compte bancaire. Sur ce nombre, beaucoup n’ont pas fait le choix d’être sous-bancarisés ou pas bancarisés du tout. Certains, cependant, ont profité de la crise pour rompre les amarres avec le capitalisme. On savait le continent américain fertile en expériences utopiques (fouriéristes, icariennes et autres). On peut s’en moquer, mais au moins TINA n’y règne pas en maître. Les dérives sectaires ou égotistes et les entraves administratives n’y ont pas découragé l’esprit d’entreprise en ce domaine. Si les communautés grecques de la transition, qui se sentent bien seules en Europe, cherchent une initiative inspirante et réussie, je leur recommande celle du plus grand écovillage transnational du monde, celui d’Ithaca, dans l’état de New York.
À Alexis Tsipras d’aider son peuple à trouver le chemin de la nouvelle Ithaque. Son gouvernement et lui peuvent encore beaucoup, s’ils laissent l’imagination prendre le pouvoir.
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[1] Bertram M. Gross, « Friendly Fascism - A model for America », Social Policy, November-December 1970, p. 44-52.
[2] C’est ainsi que les mêmes qui poussaient à un Grexit réfléchissaient - ou du moins disaient réfléchir - à des mesures d’urgence humanitaire.