Bertrand ROUZIES

Correcteur à Mediapart

Abonné·e de Mediapart

175 Billets

1 Éditions

Billet de blog 22 mars 2015

Bertrand ROUZIES

Correcteur à Mediapart

Abonné·e de Mediapart

Contribution de Mediapart à la démocratie Potemkine

Bertrand ROUZIES

Correcteur à Mediapart

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Quand le peuple ne subit pas, quand il veut discuter, c’est l’épaisse poussière de la bêtise qui s’élève. On lui fait des discours, on ne cause pas avec lui. »
Jules Renard, Journal.

Intéressant reportage d’Antoine Perraud dans le Limousin, intéressant par ce qu’on y entend ‒ le lamento d’une caste politique moribonde ‒, mais également par ce qu’on n’y entend pas ‒ les voix du peuple aux crochets duquel vit cette caste. Le peuple ? Qu’est-ce que c’est que ce bestiau-là ? Le peuple, ce sont les gens qui n’ont aucun titre à gouverner, qui n’ambitionnent aucune charge mais ont bien l’intention de ne pas laisser les fondés de pouvoir décider seuls de ce qui est bon pour la collectivité. Visiblement, pour certains, le peuple, le demos, n’est pas éloigné du démon, du Belzébuth aux sales relents… Après s’être mis des œillères pour ne pas voir le peuple, il était normal que notre si susceptible et si délicat reporter empêchât le peuple de réapparaître dans les commentaires, un temps fermés dans un louable souci d’hygiène, puis maintenant ouverts gracieusement. Sur un sujet fort sérieux et même grave, qui marque l’éreintement d’une certaine forme de contrefaçon démocratique, Mediapart traite la piétaille de ses abonnés, tellement indispensable à sa survie, comme si elle n’était bonne qu’à suivre aveuglément et muettement la charge des chevaliers blancs. Le grand écart entre les proclamations philodémiques* (ça en jette, hein ?) d’Edwy Plenel et la pratique quotidienne de ses journalistes d’élite sur le site qu’il dirige frise l’écartèlement. Depuis quelque temps, Mediapart met en œuvre une démocratie Potemkine.

Le corps électoral qui, en régime démocratique, donne ses voix et, ce faisant, donne (encore) de la voix dans l’agora locale, n’est guère approché par le micro d’Antoine Perraud. Il est tout juste frôlé au début du reportage et cela semble amplement suffisant à notre reporter, qui a eu la malchance de tomber sur un cambrousard mal causant et suintant le « philofrontisme ». Pouah ! On eût été rebuté à moins. Le reste du reportage fait parler les différents candidats et affidés des principales brigues de gauche en lice. La droite dite « républicaine » est atone et si le Front National est sur bien des lèvres, occupe bien des pensées, la Bête d’Apocalypse est tenue à distance. Antoine Perraud n’est pas allé la chatouiller comme il eût dû, puisqu’il paraît que c’est la principale menace, après, sinon devant l’abstention. À moins que le FN n’ait refusé tout contact avec notre bien causant et bénéolent** (moi aussi, j’ai du vocabulaire) journaliste, identifié comme un suppôt mediapartien (la boîte noire ne dit rien là-dessus).

Donc, les voix ardentes du peuple sont mises dans l’étouffoir. En revanche, il se trouve une foison de candidats pour parler à la place du peuple ; il s’en trouve même un pour l’infantiliser sur l’air éventé du défaut de pédagogie (rupture de la transmission du haut vers le bas). Sans doute y a-t-il parmi le peuple quelques rustres absolus qui se moquent d’être informés et que rien n’atteint, pas même la réduction des prestations sociales qui les concernent. Hormis ces rustres, l’écrasante majorité des citoyens est au contraire bien informée, très concrètement, par son appauvrissement, par son insécurité administrative, par toutes les déconvenues qu’elle essuie dès lors qu’elle veut s’impliquer dans la vie de la collectivité, de ce que le socialisme*** et, plus largement, la république sont en perdition. Le naufrage est observable à tous les échelons de la représentation, dans les salons du Prince comme dans les fiefs des barons qui, en le servant, servent la technostructure du cursus deshonorum dont dépend leur reclassement. Non, s’il y a bien une rupture de la transmission, celle-ci n’est pas le fait d’un peuple rétif et mal éduqué. Elle est le fait des représentants et des candidats à la représentation eux-mêmes, qui, décidément, quel que soit leur niveau d’études, ne comprennent rien à rien, pas plus localement que globalement, et qu’aucune sanction électorale ne parvient à réformer. Pourquoi continuer d’aller prendre le pouls de l’impotence et du ressassement ? En démocratie, ce ne sont pas les représentants qui font le peuple, mais le peuple qui fait les représentants, à condition toutefois que ceux-ci ne dilapident pas le crédit qui leur est accordé. L’arrivée et la promotion dans les baronnies d’une nouvelle génération de vavasseurs plus louvoyants que dissidents n’empêcheront pas le désenchantement et la désaffection de croître, puisque le féodalisme persiste sous le jeu des masques.

Plutôt que de revenir ad nauseam sur l’irrésistible montée du FN (montée à mitiger par la baisse tout aussi irrésistible du nombre des votants), plutôt que de déplorer la politesse des citoyens à l’égard des militants du FN (la divergence de vues n’interdit pas le respect des personnes), un journal qui se targue d’être à l’extrême pointe du combat contre l’extrême-droite devrait interroger l’abstention, au-delà des caricatures qui en sont faites (citoyens démissionnaires et pêcheurs insouciants du dimanche), pour voir exactement ce qu’elle recouvre et ce qu’elle a à opposer à l’idéologie frontiste. Dans la liste des contre-feux, le refus de l’alternative entre la peste et le choléra n’est pas le moins stupide. Le sage ne se laisse pas enfermer dans une alternative mortelle. Même parmi les pêcheurs du dimanche, il en est qui ne désespèrent pas de la politique et s’efforcent en semaine de la faire vivre autrement, dans les interstices que leur abandonne le système. Respect pour eux. Mediapart s’honorerait de mener une vaste enquête sur le peuple de plus en plus nombreux et divers des abstentionnistes (49,82 % du corps électoral, selon le ministère de l’Intérieur) et des « votants blanc ».

_______________

* Du grec philodemos, « ami du peuple ».

** Du latin bene olens, « sentant bon ».

*** Rappel : le socialisme est un courant politique qui subordonne les questions économiques aux questions sociales. 

[BOÎTE NOIRE : je m’étais promis de ne plus écrire de billets. Comme Sanyet s’est gentiment proposé de planter un arbre chaque fois que je reprendrai le clavier, à bon escient s’entend, le citadin en clapier que je suis s’autorise à abuser de sa générosité. J’espère ne pas avoir démérité.]     

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.