Rouen est une ville connue pour être un des maillons de la chaîne de feu de la pétrochimie française en vallée de Seine. Mais sait-on que Rouen fut aussi, jadis, un grand centre de recherche alchimique ? Il suffit au badaud un tant soit peu averti de se promener dans ses vieilles rues, l’œil en alerte, pour surprendre sur quelques façades des signes qui ne trompent pas, quoiqu’ils puissent égarer le néophyte sur de fausses pistes. Ainsi de ce bas-relief qui orne un linteau rue Eau-de-Robec.

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La rue Eau-de-Robec, à Rouen, rue des teinturiers, est déjà en soi un programme alchimique, si l’on s’appuie sur la description qu’en fait Flaubert dans Madame Bovary : « La rivière, qui fait de ce quartier comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leur bras sur l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l’air. » La sentine de « l’ignoble petite Venise » était, par l’opération ouvrière, transmutée en arc-en-ciel ondoyant.
Mais revenons à notre bas-relief. Que peut-il bien signifier ? Au vrai, il détaille un parcours initiatique. À droite, un bois de cèdres du Liban symbolise le clos où commence l’initiation, dans une pénombre bruissant de mille senteurs. Là, l’Esprit se perd, se dissout. Au milieu, un cheval, animal psychopompe, avec un étrier pendant. Il entraîne l’Esprit. Personne ne le monte, mais l’être-y-est. C’est un rébus. Il faut comprendre que l’Esprit dissous, devenu impénétrable à lui-même, se dirige vers le lieu de sa recomposition. À gauche, trois édifices de taille croissante (barbacane, tourelle, tour) symbolisent les trois grandes opérations de la purification de la matière, l’œuvre au noir, l’œuvre au blanc, l’œuvre au rouge, qui aident l’Esprit à se purifier lui-même. Au terme de la dernière opération, l’Esprit recouvre sa forme, mais se trouve chargé d’une énergie nouvelle qui lui vient de la poudre de projection ou pierre philosophale obtenue.
L’alchimie est donc une ascèse, un bûcher des vanités, un tamis qui laisse passer la poussière de l’ego pour ne conserver que ce qui permet à l’homme de mieux se connaître, dans une forme d’intimité atomique avec les choses et les êtres de la nature. Ce que résume l’acronyme hermétique V.I.T.R.I.O.L., pour Visita Interiora Terræ Rectificando Invenies Occultum Lapidem, « Visite l’intérieur de la Terre : en te rectifiant, tu trouveras la pierre cachée ». L’alchimie ne consiste pas à changer le plomb en or, ou plutôt, si plomb et or il y a, le premier figure la gravité qui nous enchaîne et le second la liquidité qui nous libère. Une alchimie de thésaurisation, une alchimie vénale, qui se ligoterait par le lingot à la matière, contreviendrait au principe de la purification. La pierre de sagesse est hors de prix et pulvérulente. En vérité, on n’a jamais fini de se rectifier.
Le langage, dans la bouche ou sous la plume de l’alchimiste, est une matière, comme la roche entre ses doigts, qu’il manipule littéralement. Il est pour lui tout ensemble un signal, un filtre et un liant. Il attire, il retient et il embrasse. L’alchimie du Verbe chère à Baudelaire ou à Rimbaud s’illustre par la quête non seulement du mot ou de l’ensemble de mots qui touche juste, mais encore, mais surtout du mot ou de l’ensemble de mots qui transfigure l’être en lequel il résonne. L’alchimie du Verbe ne ravit pas pour posséder, mais pour rendre à la pleine conscience.
Ceci tracé à très gros traits, il est aisé d’imaginer ce qu’est une alchimie noire du Verbe. Les avatars les plus célèbres en sont le novlangue et la langue de bois, des classiques apparemment indémodables. Cette alchimie-là ne sévit jamais tant qu’en période électorale, si du moins une majorité de l’électorat n’a pas été prévenue et immunisée contre elle. Ces dernières semaines, l’alchimie noire du Verbe a organisé son festival.
Le « Fillongate » a lancé le bal en dévoyant le lexique de la Passion christique, puisque François Fillon, à défaut de l’obtenir des juges de la République, a trouvé l’absolution auprès des sainte-nitouche et des cagots de la Manif’ pour tous et de Sens commun, son hypostase politique. Les casseroles de Fillon, pour ses communicants et ses fans mal ou pas catéchisés, imperméables aussi bien à la lettre qu’à l’esprit évangéliques, sont devenues des stigmates, son entêtement un martyre, sa mise au pilori médiatique un bûcher digne de celui de Jeanne d’Arc, à qui quelques bigotes à bagouzes, sur la place du Trocadéro, l’ont comparé sans crainte du ridicule. Dans l’évangile selon Fillon, s’aimer par-dessus tout, c’est aimer avec désintéressement, être prodigue de l’argent d’autrui à son propre bénéfice, c’est être supérieurement généreux. Ce retournement sémantique complet est une manière de relecture parodique de la définition alchimique de l’analogie comme outil de compréhension de soi et des phénomènes : « Tout ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. » L’analogie ne signifie aucunement une similitude. Le mauvais larron, que je sache, n’est pas le Fils de l’Homme crucifié à côté de lui. Si saint Augustin a confessé ses turpitudes de jeunesse, ce n’est certes pas pour s’en parer comme de vertus l’égalant au Christ. Nous tenons-là un bel exemple de dérive novlinguistique parfaitement digérée et relayée par ses victimes consentantes. Consentantes ? À ce degré-là d’aveuglement, le tribunal de l’histoire peut hésiter à les qualifier plus justement de complices. Complices de l’imposture d’un apostat schismatique autant que relaps, un titre d’infamie, pardon, de gloire qui semble bien mieux correspondre à leur héros qu’à la Pucelle.
Le grand « débat » de lundi dernier sur TF1 entre les cinq « principaux » candidats de l’élection présidentielle fut un autre moment fort de ce festival. Point de novlangue cette fois, mais de la langue de bois, oui, et de la propagande. La langue de bois, si l’on se reporte à l’analyse qu’en a faite Marcuse au temps de son émergence dans les années 1960, est une langue qui chasse du vocabulaire politique tous les mots clivants, ceux qui permettent de penser très précisément la nature des rapports de forces sociaux, pour leur substituer des « concepts opérationnels », des anti-concepts en somme, qui permettent d’agir en interdisant de penser. La langue de bois abuse également de truismes, de généralités qui disent qu’on va faire et non ce qu’on va faire. Le plus doué, en la matière, est Emmanuel Macron, et il est malheureux que Marine Le Pen ait été la seule à le relever sur le plateau de TF1, en parlant de « vide absolu ». Voici ce que Macron, dans sa marche vers nulle part, a dit, qui ne signifie effectivement rien :
« J’aurai une position extrêmement simple : le mandat que m’aura donné le peuple français, c’est celui de défendre son indépendance et sa sécurité. Je défends [l’indépendance de la France] sur le plan économique […] avec un esprit de responsabilité, parce que j’en défends les intérêts, et les intérêts de celles et ceux qui produisent et qui consomment, et j’en défends les intérêts sur le plan de la sécurité, et à cet égard, j’ai pris des engagements clairs, qui sont partagés par d’autres candidats, pour investir dans notre défense, pour tenir nos objectifs, pour garder notre autonomie, mais j’inscrirai cette politique dans une feuille de route diplomatique. […] Une feuille de route diplomatique, c’est ce qui dit la politique diplomatique de la France. »
Les concepts opérationnels, sur lesquels le candidat appuie comme pour les graver en notre esprit, sont ici « l’indépendance », la « sécurité », la « responsabilité » et les « intérêts ». Pour vérifier qu’il s’agit bien de concepts opérationnels, il n’est que d’en inverser l’ordre d’apparition et de voir si la phrase tient encore debout, même si sa signification politique reste nulle. Macron aurait pu aussi bien dire : « Le mandat que m’aura donné le peuple français, c’est celui de défendre ses intérêts et sa responsabilité historique. Je défends les intérêts de la France sur le plan économique, avec un esprit d’indépendance, parce que j’ai le souci de sa sécurité. » N’importe quel régime pourrait se reconnaître dans l’indépendance, la sécurité, la responsabilité et des intérêts réduits aux rapports marchands. Un exemple de truisme ? Celui-ci, de la plus belle eau : « J’inscrirai cette politique dans une feuille de route diplomatique. […] Une feuille de route diplomatique, c’est ce qui dit la politique diplomatique de la France. » Quand on a dit cela, on n’a rien dit. On montre juste qu’on maîtrise le jargon diplomatique. On ne dit pas quelle diplomatie on va mener.
Cette logorrhée court cinq minutes durant, entrecoupée de brèves manifestations de désaccords, par exemple sur l’interventionnisme dans le genre de l’aventure libyenne, auquel Macron est hostile, presque immédiatement contredites par un retour à l’ordre des choses actuel (lui président, la France interviendra sous la couverture de l’interventionnisme américain, dans le cadre d’une vieille alliance qu’il faut continuer d’honorer). On va faire la même chose, mais autrement. Le balancier revient à la position centrale. Repos. Néant.
La langue de bois est l’éteignoir de toute activité démocratique. C’est un coup de rabot sur les aspérités. Le ni droite-ni gauche macronien, en forme d’attrape-tout, ne renouvelle ni ne régénère rien. Il aggrave la chlorose politique. C’est ce qu’avait compris Paul Ricœur, dont Emmanuel Macron trahit l’enseignement : « Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions, la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage. » On n’arbitre pas en prenant un peu aux uns et un peu aux autres, pour ne pas froisser la doxa ; on n’arbitre pas en cherchant à incarner le supposé point de tangence des contraires, qui n’est jamais que la zone de connivence des membres d’une même caste ; on arbitre en choisissant en conscience d’appuyer plus d’un côté que de l’autre. Arbitrer n’est pas se tenir au centre. Rester au centre, c’est le meilleur moyen de ne rien voir de ce qu’il se passe aux extrémités et sur les bords. Il suffit d’observer les vieilles mouches qui gravitent autour du candidat d’En marche ! pour comprendre à quel point il est entravé. Il suffit… Mais non, cela ne semble pas suffire. La claque est encore nombreuse.
Terminons sur les « performances » de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. À la différence d’Emmanuel Macron, Marine Le Pen annonce la couleur. La prémisse de son raisonnement est fausse (l’étranger, extérieur ou intérieur, porteur de tous les maux) et ses solutions simplistes, mais elle donne un contenu précis aux concepts opérationnels de sécurité et d’indépendance ; elle paraît les reconceptualiser, les redensifier. Sauf qu’elle livre non pas des clefs pour penser le monde, mais des verrous qui nous enferment dans les obsessions pathologiques d’une longue lignée de démagogues sanguinaires. Le genre d’obsessions qui vous empêche de voir, quand vous y êtes sujet, que le FN est un clan mafieux cerné par la justice, infesté de nostalgiques du nazisme et dont certains sympathisants frayent avec la pègre qui arme le terrorisme. La cinquième colonne, c’est lui.
Jean-Luc Mélenchon, en si verbeuse compagnie, a globalement relevé le niveau, en usant honnêtement des ressorts de la rhétorique, c’est-à-dire au plus près de ses convictions affirmées et sans prendre les téléspectateurs pour des gogos. Il a toutefois commis sur la fin une erreur terrible, qu’on espère due à l’attraction maléfique des deux autres hâbleurs susmentionnés. Dans sa conclusion, il affirme vouloir « rendre la France aux Français ». L’expression rappelle le slogan de l’Œuvre française, « Mouvement nationaliste pour la France aux Français », comme si le candidat des Insoumis avait voulu braconner sur la garenne lexicale de l’extrême droite. Ravir à l’adversaire les mots de sa propagande sans chercher à extirper des crânes le diagnostic erroné sur la société qu’ils supportent, c’est courir le risque d’en légitimer l’usage. La Nation chère à Mélenchon, qui, en France, fusionne le pays et le régime, n’a certes pas grand-chose à voir avec celle de Marine Le Pen. L’usage du mot mérite toutefois d’être interrogé et contesté, au regard des attentats contre la pensée et les valeurs républicaines qui ont été commis au nom de la Nation, au regard surtout des principes de la démocratie qui ont été fixés en Grèce, à Athènes, au Ve siècle avant J.-C., démocratie non pas fondée sur la naissance, mais sur l’exercice de la citoyenneté. En République démocratique, on ne naît pas citoyen, on le devient et l’on peut cesser de l’être, dès lors qu’on en trahit la Constitution.
Il en est bien peu qui se hasardent à décortiquer l’alchimie noire du Verbe. Le travail d’un Franck Lepage, par exemple, devrait être systématique, dès avant l’université, dans les cours de français. Notre système éducatif hypersélectif est évidemment, par construction, un butoir pour toute initiative en la matière. Il n’est même pas dit qu’au-delà du baccalauréat, à l’université, où l’on commence à se familiariser avec un savoir critique, le sujet soit particulièrement abordé, sauf dans quelques niches d’expertise ou dans les secteurs de la communication commerciale et du marketing politique. La population se retrouve majoritairement démunie face à ces artifices qui n’ont pas encore épuisé, semble-t-il, tout le crédit du langage. C’est peut-être cela, le plus inquiétant, que la magie noire de la propagande continue, un demi-siècle après l’âge de fer qui l’a vue prospérer, à conditionner nos engagements, comme si nous n’étions que de la cire molle sous les doigts d’apprentis-sorciers.