« Quand il se met au vert, l’homme ne part pas
à la campagne mais en campagne. »
Guy de Maupassant.
Le temps est révolu où le paradis ressourçant était mitoyen du pandémonium quotidien. Voyez la Beauce pour Paris. La Beauce se définit comme une région « naturelle » française à vocation agricole. On y cherchera en vain le naturel, sauf dans quelques enclaves forestières. Il serait plus exact de dire que la Beauce est une expérience française de vampirisation intensive d’un biotope « pour la bonne cause » (la lutte contre la faim, au sortir de la guerre). Faisons ce pari qu’elle nous en apprendra beaucoup, quoiqu’aux dépens des générations futures, sur quelques-unes des raisons de l’extinction de masse du Permien, survenue il y a 252 millions d’années. D’autres expériences du même type, dans le cadre de la « révolution verte », ont été menées ou continuent de l’être un peu partout dans le monde depuis plus de 60 ans, avec l’appui de la FAO[1].
Ah, la Beauce, fierté de l’agriculture française... Un jardin des Hespérides situé à deux pas de ce fleuron de l’urbanisation en flaque qu’est l’agglomération parisienne. Qui n’a appris à l’école la ritournelle de la Beauce grenier à blé de l’Europe, rôle dévolu autrefois à l’Égypte, du temps que Rome était l’ombilic du monde et que Paris n’était que Lutèce ? C’est sûr, le blé y pousse bien de nos jours, dru et grenu, l’oseille aussi, le radis pareillement, ainsi que d’autres espèces sonnantes et trébuchantes, tels le flouze, le pèze ou l’artiche. Les rendements s’y mesurent en magot à l’hectare. La Beauce bénéficie, en effet, d’un régime de précipitations surabondant : il y pleut à mitraille des subventions. En 2005, on y a planté des éoliennes qui, depuis, ont essaimé, signe qu’elles s’y plaisent ou que l’engrais de la folie des grandeurs a bien fait son office.
Le fameux historien du XVIe siècle Alcofribas Nasier, en touche-à-tout féru d’agronomie, a identifié le premier l’origine d’une telle prospérité. Tout commence, affirme-t-il, avec le Grand Défricheur Gargantua, qui interpréta la fertilité du pays en taons et en mouches comme la promesse d’une fertilité équivalente en épis de blés et d’orge :
« Ainsi joyeusement [Gargantua et sa troupe] passèrent leur grand chemin, et toujours grand chère, jusques au-dessus d’Orléans. Onquel lieu était une ample forêt de la longueur de trente et cinq lieues & de largeur dix & sept ou environ. Icelle était horriblement fertile & copieuse en mouches bovines & frelons, en sorte que c’était une vraie briganderie pour les pauvres juments, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua vengea honnêtement tous les outrages en icelle perpétrées sur les bêtes de son espèce, par un tour duquel ne se doutaient mie. Car soudain qu’ils furent entrés en la dite forêt, et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue, et si bien s’escarmouchant les esmoucha, qu’elle en abattit tout le bois, à tort, à travers, decza, delà, par ci, par là, de long, de large, dessus, dessous, abattait bois comme un faucheur fait d’herbes. En sorte que depuis n’y eut ne bois ne frelons. Mais fut tout le pays réduit en campagne. Quoi voyant Gargantua y prit plaisir bien grand, sans autrement s’en vanter. Et dit à ses gens : "Je trouve beau ce." Dont fut depuis appelé ce pays Beauce. »
De cette époque date la méchante habitude d’aménager les territoires en les déménageant, selon l’inabrogeable loi du plus fort. Connaissant l’espièglerie de notre historien et son faible pour l’antiphrase, nous éviterons de prendre à la lettre le compliment que Gargantua s’adresse à lui-même au vu du résultat. Le paysage beauceron, voué à la monoculture céréalière, est sans doute l’un des paysages agricoles les plus mornes et les plus dégradés qui soient, à l’exact opposé, par exemple, du paysage toscan, fondé sur la polyculture. D’un côté un paysage à plaindre, de l’autre un paysage à peindre.
S’il faut en croire l’agronome Claude Bourguignon, chercheur démissionnaire de l’INRA, la Beauce est un immense hôpital à ciel ouvert où les plantes agonisent sur un sol malade. Être céréalier en Beauce, c’est « gérer de la pathologie végétale », c’est chercher à ranimer un cadavre, à la manière du docteur Frankenstein. Le blé de Beauce ne se soutient pas lui-même. Sous ses airs fringants, c’est un avorton de 60 cm en moyenne (soit 90 de moins que son ancêtre médiéval[2]), en voie de zombification. On le veut court sur tige pour qu’il ne se couche pas à la première bourrasque. L’hormone qu’on lui injecte pour non-croître fait avorter tous les arbres et arbustes alentour. On comprend dès lors ce qu’avait de sinistre l’augure de prospérité tiré par Gargantua d’une foison de mouches. Ce sont les mêmes mouches qui hantent la peinture occidentale, où elles signalent la présence de la mort parmi les effets de la vie et ponctuent les scènes de corruption morale et de vénalité d’un renvoi au registre concret de la pourriture.
Pour compléter le tableau, il faut dire que depuis les années 1970, les industriels des « sciences de la vie », autrement et tout aussi mal nommées « biotechnologies », abreuvent les agriculteurs de semences stériles issues de la recherche sur les OGM, ce qui revient à substituer la production à la reproduction. À ces semences ont été mélangés des condiments létaux, affublés d’un appétissant suffixe en -cide (pesticides, insecticides, fongicides), qui mortifient le vivant et le formolisent, sous prétexte de le protéger des agressions. C’est le concept du tout en un. Enfoncés, les embaumeurs de l’Égypte antique ! Ce n’est plus Madame la Mort qui moissonne, mais la mort qu’on moissonne et dont on espère follement qu’elle nous maintiendra en vie.
Ah, qu’elle est loin l’époque où être à la pointe du progrès, comme l’était le vieux Hourdequin de La Terre, c’était rendre grâce à la « Mère Caca » et courir après le moût de vidange des latrines parisiennes pour en tartiner le plat pays ! Nous devons à Émile Zola ce premier exemple littéraire d’économie circulaire, le consommateur coproduisant par le bas ce qu’il enfourne par le haut :
« – Quand on pense que la vidange seule de Paris pourrait fertiliser trente mille hectares ! Le calcul a été fait. Et on la perd, à peine en employait-on une faible partie sous forme de poudrette... Hein ? trente mille hectares ! Voyez-vous ça ici, voyez-vous la Beauce couverte et le blé grandir !
D’un geste large, [Hourdequin] avait embrassé l’étendue, l’immense Beauce plate. Et lui, dans sa passion, voyait Paris, Paris entier, lâcher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l’engrais humain. Des rigoles partout s’emplissaient, des nappes s’étalaient dans chaque labour, la mer des excréments montait en plein soleil, sous de larges souffles qui en vivifiaient l’odeur. C’était la grande ville qui rendait aux champs la vie qu’elle en avait reçue. Lentement, le sol buvait cette fécondité, et de la terre gorgée, engraissée, le pain blanc poussait, débordait, en moissons géantes. »
Pouah ! Nous, modernes, nous faisons tellement mieux : nous faisons du vivant mort avec du mort vivant. Pour un baby-boomer exalté, un premier bilan d’étape de cette politique initiée dans les années 1950 ne laissera planer aucun doute sur sa réussite : nous avons atteint des rendements extraordinaires, inimaginables ; n’était le gaspillage, nous pourrions nourrir correctement tous les humains, et même davantage ; enfin, nous vivons plus longtemps. Après séjour en cellule de dégrisement, notre baby-boomer sera bien forcé de constater qu’en Europe, 90 % de l’activité microbiologique des sols a été détruite (sachant que le sol représente 80 % de la biomasse terrestre) ; que ces sols, n’étant plus aérés, donc plus vivants, ne retiennent pas l’eau et favorisent les inondations, alors que ces vingt dernières années ont été les plus sèches depuis 3 000 ans ; que les cochonneries chimiques se concentrent aussi bien en surface, dans les plantes, qu’en profondeur, dans les nappes phréatiques ; que 80 % des légumes cultivés il y a 50 ans ont disparu de nos étals ; que les nouvelles variétés, plus, voire trop productives, ont perdu en qualité nutritionnelle ; que si l’espérance de vie s’allonge – quoiqu’elle marque le pas en ce moment –, la bonne santé générale, elle, se détériore. Pauvre exploit, en vérité, que celui de l’agriculture intensive maquillée en « révolution verte » : elle aura réussi à nourrir moins bien plus de monde et aura contribué pour une large part à la paupérisation, voire à l’éradication, par suicide ou empoisonnement, de centaines de millions de paysans. On comparera cette réussite à celle, beaucoup plus discrète, des Indiens Yanomami d’Amazonie qui, lorsqu’ils ne guerroient pas, jardinent trois heures par jour sans utiliser d’énergies fossiles et obtiennent sur leurs parcelles un rendement énergétique 9 fois supérieur à celui des champs beaucerons.
La Beauce est une des plus éloquentes inscriptions dans le paysage du déséquilibre des rapports de forces que nous voyons à l’œuvre dans l’économie de marché. Les grands y achèvent d’avaler les petits qui ne les singent pas. Quand les grands ne seront plus qu’entre grands, ils s’entre-dévoreront. La Beauce fait partie de ces preuves alléguées par les tenants de l’agro-industrie pour justifier la pertinence de n’avoir pas essayé, ni même imaginé d’autres modèles globaux de cogestion des sols. Indémodable glissement du « on n’a rien fait d’autre » à « il n’y avait rien d’autre à faire ». Selon Jean-Pierre Berlan, ancien directeur de recherche en sciences économiques à l’INRA, l’agronomie consiste « à faire faire gratuitement par la nature ce que nous lui faisons faire à coups de moyens industriels ». Du seul point de vue humain, la marchandisation toujours plus poussée de l’agriculture est une aberration, une déshérence mortelle, non seulement parce qu’elle expose, comme jamais auparavant, des continents entiers aux aléas de la spéculation, mais encore parce qu’elle impose un embargo industriel sur les semences naturelles que les paysans ont mis des siècles à sélectionner selon des critères éprouvés.
Comme aime à le répéter le médecin et ancien ministre Jean-François Mattéi, « le vivant est hors du commun » et doit être traité comme tel, c’est-à-dire avec d’infinies précautions. La destruction d’un écosystème, c’est la destruction d’une mémoire non humaine de la présence humaine.
Le naturaliste et géographe Alexander von Humboldt rapporta de son voyage au Brésil, en 1800, une étrange anecdote : « Il est très vraisemblable que les dernières familles d[’Indiens] Aturès ne se sont éteintes que très tard, car dans les Maypures, et c’est un fait singulier, vit encore un vieux perroquet, dont les habitants racontent qu’on ne le comprend pas parce qu’il parle la langue des Aturès. » Où l’on voit qu’il suffit d’abattre un arbre et le perroquet qui y perche pour effacer le dernier souvenir d’un peuple.
S’il est hors du commun, le vivant doit être hors du commerce. Pour s’en convaincre, prendre l’autoroute A10.
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[1] La FAO a revu sa copie en 1996 et lancé, un peu tard, une nouvelle « révolution verte » qualifiée de « durable », ce qui nous invite à requalifier l’ancienne.
[2] Voir la peinture de Brueghel, qui, à la différence des miniatures médiévales, respecte une échelle uniforme.