« Trauma ». Le mot a été employé par Hubert Védrine dans sa chronique matinale, quelques heures après l’annonce du choix d’une courte majorité exprimée de Britanniques de quitter l’UE, le 23 juin dernier. Le Brexit tant redouté est donc enclenché. Redouté, mais redouté de qui, traumatisant pour qui ? Hormis les cris d’orfraie ou l’éloquente atonie des commentateurs sempiternels qui, plus que leur rond de serviette, ont leurs pantoufles dans les médias, ce résultat aura surtout provoqué une panique financière globale (la spéculation s’en remettra, merci pour elle) et une certaine fébrilité dans le marigot diplomatique européen, pourtant difficile à émouvoir. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, se sera même autorisé une tautologie menaçante qui vaut bien le TINA de Margaret Thatcher : « Une fois qu’on est dehors, on est dehors. » C’est peut-être cela le plus spectaculaire, que ce coup de tonnerre politique ait apparemment moins sonné les peuples que les bourses et leurs relais gouvernementaux. C’est que les thuriféraires de la libre entreprise ne s’attendaient pas à un tel coup en traître de la part d’un havre fiscal et d’un paradis ultralibéral. Conséquence immédiate : des fragments dits pro-UE du Royaume-Uni, la City, l’Écosse et l’Irlande du Nord, autrement dit les joyaux de la couronne, font savoir qu’ils demanderaient bien à réintégrer l’UE en cas de Brexit effectif. Des fragments, mais quels fragments : un havre fiscal, une pétrodémocratie (voir combien la rente pétro-gazière réussit au Vénézuéla) et une colonie qui se rêve sans doute elle aussi en havre fiscal, comme la métropole voisine. Dis-moi qui te courtise et je te dirai ce que tu es devenue…
Alors, la Grande-Bretagne, mère castratrice des fils prodigues du négoce tous azimuts ? « By Jove, what a shame ! », sacrerons-nous dans la langue d’Adam Smith. Si semblable référendum avait eu lieu en France et qu’il eût connu la même issue, que n’eût-on entendu et lu sur un peuple irréformable, viscéralement borné, mal renseigné, ataviquement frondeur, hexagonalement corseté ! Là, il s’agit du modèle et non du repoussoir. Du coup, les ultralibéraux se trouvent courts. « Les Français, d’accord, mais les Britanniques ! Pas eux ! Comment ont-ils pu ? » S’ils ne s’indignaient pas en ces termes, du moins ils le pensaient assez fort pour que cela transpirât de leurs analyses. La plupart se sont vite repris en déplorant que les institutions européennes ne se soient pas remuées à proportion de l’enjeu. Et tous de préconiser, comme de bien entendu, un renforcement du fédéralisme autour du noyau dur des états fondateurs de l’UE. Quelques-uns, plus déboussolés, se sont cherché de nouvelles idoles. Ainsi de Brice Couturier qui, avouant sa sidération, a fait dans sa chronique du jour le portrait de Michel Rocard en parangon du penseur libéral. Car enfin, comment le Royaume-Uni, fédération de royaumes pittoresques et de bases de piraterie économique, peut-il rejeter une fédération européenne qui lui est si favorable et lui ouvre même ses coffres pour être mieux pillée ? Il y a vraiment de quoi en perdre son globish !
Et les journalistes d’interroger dans la foulée directeurs de théâtre, artistes en vue et intellectuels médiatiques, qui se répandent en panégyriques vagues et convenus sur l’Europe des libertés versus l’Europe de l’entre-soi. Il est vrai que les premiers, contrairement au citoyen lambda qui compte pour epsilon, ne sont en rien entravés dans leur carrière et leur épanouissement personnel, puisqu’un peu comme pour les préfets chez nous, leur pedigree leur permet de tourner sans fin à la tête de tous les établissements prestigieux d’Europe ; les seconds accaparent les devantures des galeries renommées dans toutes les capitales branchées d’Europe ; les derniers sont faits à moindres frais docteurs honoris causa des grandes universités européennes en mal d’illustration et de référencement. Cette Europe des libertés dans l’ordre ultralibéral, fort complaisant à l’endroit de l’autoritarisme et de la xénophobie (cf. les sympathies politiques de Friedrich von Hayek), fait bien peu de cas de celles des « migrants » ‒ il est moralement plus confortable de taper sur des « migrants » que sur des « réfugiés » ‒, libres de crever à ses portes, le temps d’un tri entre utiles et parasites. On eût aimé que tous ces généreux panégyristes, plutôt que d’enfiler les lieux communs, donnassent de la voix pour affirmer que tout « migrant », par définition, est économique, que l’utilité ne se décrète pas a priori, mais se constate après qu’on a donné sa chance à quelqu’un ; on eût aussi aimé qu’ils fissent pression sur le parlement européen pour qu’il condamnât systématiquement les atteintes à la liberté de créer, en Hongrie, en Pologne ou en France.
Tout bien considéré, on distingue mal ce qui, sur le fond, dans la politique actuelle de l’UE, peut hérisser les Britanniques. Ces derniers, en effet, n’entendent pas rompre avec l’ultralibéralisme et affirment vouloir faire leur marché parmi les « migrants ». Quelle originalité ! C’est donc sur la forme que tout se joue. Les Britanniques, en vérité, réclament le droit de faire la même chose que l’UE, mais en dehors de l’UE. Le droit, en somme, de couler avec leur propre périssoire. Connerie insulaire symétrique de la connerie continentale, mais connerie toujours. Les peuples européens, malgré leurs protestations d’attachement à la démocratie, ont assimilé des modes de fonctionnement suicidaires au point de croire qu’un changement d’échelle gestionnaire sans réforme de l’idéologie gestionnaire les sauvera du naufrage.
L’UE, à la date où j’écris ces lignes, n’est plus que la caricature d’elle-même. C’est un tartuffe qui proteste de sa vertu en sacrifiant au diable. Or, il existe des Européen-ne-s qui ne veulent plus de cette UE-là et auxquel-le-s le qualificatif d’eurosceptiques ne s’applique pas. Ces Européen-ne-s ne seraient pas traumatisé-e-s, ne se sentiraient pas orphelin-e-s si l’UE se disloquait. À la différence des vociférateurs nationalistes, ils/elles se préparent à cette éventualité en travaillant d’ores et déjà, dans l’indifférence ou sous étroite surveillance policière, à faire advenir dans ce monde le salut de ce monde. Il suffit pour s’en convaincre de visiter les ZAD, en France et ailleurs. L’Europe de la bienveillance y tend la main à l’avenir. Ces bastions sont nos dernières bouées.