Voici la définition de la radicalisation délivrée par une brochure de l’Éducation nationale[1] dans la foulée de la « grande mobilisation pour les valeurs de la République » décrétée fin janvier 2015 : « Action de rendre plus intransigeant le discours ou l’action, [s’exprimant] par la contestation violente de l’ordre public et de la société, ainsi que par la marginalisation vis-à-vis de celle-ci. » Définition à tout le moins spécieuse car elle met sur un même plan violence en discours et violence en actes, niant la part d’affects de tout élan rhétorique et réduisant la performativité du langage au couple stimulus-réaction. Outre qu’on peut retourner une telle définition contre un gouvernement dont aussi bien les discours martiaux que leur traduction en blancs-seings pour les actions de police conduisent au débridement d’une violence d’État jusqu’alors (à peu près) contenue, on peut y voir la confirmation de la dépolitisation de l’école comme espace de formation du citoyen.
L’agora est le lieu de l’agôn, du combat argumenté des idées, bonnes et mauvaises. La contestation, en démocratie, est au fondement de l’activité politique ; elle dénie toute fixité aux conditions de l’exercice du pouvoir comme aux valeurs que celui-ci prétend soutenir. Cette contestation, dans un état de droit, n’est pas une violence en armes, mais c’est une violence tout de même très forte, si un magistrat est désavoué ou le projet d’un seul rejeté par un vote majoritaire. Le boycott, la grève, l’abstention ou le vote blanc peuvent être perçus comme des violences insupportables à certains acteurs privés ou publics dont elles dérangent le traintrain ou les intérêts commerciaux. Comme le souligne Étienne Balibar[2], le citoyen est à la fois souverain et sujet des lois que ses représentants ont promulguées. Cela signifie qu’il ne croit ni en sa propre infaillibilité ni en celle de ses représentants, que sans cesser d’être citoyen, en l’étant même pleinement, il peut revenir sur son suffrage et exercer un droit d’inventaire. Un citoyen peut approuver ou désapprouver une mesure, une orientation, à condition qu’il s’en explique, et cela ne le met pas nécessairement en situation de rupture de ban. Simplement, il varie ses attaches.
Par ailleurs, nous savons depuis les travaux de Ferdinand Tönnies[3] que nous avons basculé du régime de la communauté dans celui de la société. Une communauté (famille, clan, ethnie, petit village...), c’est un donné ; une société, c’est un construit. Ce qui est construit peut être déconstruit. Une société repose sur un contrat susceptible d’être dénoué par l’un des contractants s’il estime avoir été floué. Autrement dit, toute société digne de ce nom intègre et codifie la possibilité d’une déliaison des relations qui la constituent. La déliaison n’est pas un délit ou ne devrait pas l’être, dès lors qu’elle propose de faire société autrement et pacifiquement. Une société unanime, cela n’existe pas, sauf dans les rêves des apprentis tyrans. C’est à son bouillonnement contestataire, en son cœur et non à ses marges, qu’on reconnaît la vitalité d’une société. La nouvelle éducation civique post-Charlie voudrait évacuer le bouillonnement pour ne conserver que les valeurs, valeurs qui ne tiennent précisément que par leur mise en discussion constante et par leurs traductions politiques renouvelées. La dépréciation de ces valeurs aux yeux de nos enfants s’accélèrera à mesure que leurs traductions politiques apparaîtront de plus en plus comme des trahisons. Nous sommes déjà dans la situation où des brutes corrompues montent en chaire pour prêcher l’amour du prochain et le désintéressement.
La démocratie, si l’on prend appui sur la constitution athénienne, c’est, ce devrait être le gouvernement des meilleurs, une aristocratie donc. Non pas une aristocratie d’héritage mais une aristocratie par construction collective et circulation du mérite, sachant qu’on ne saurait être le meilleur en tout et qu’on ne saurait l’être durablement dans quelque domaine que ce soit. L’excellence qui se croit exonérée de faire ses preuves parce qu’elle est reconnue et écoutée est déjà une usurpation. En démocratie, il n’est pas d’établissement politique. Tout pouvoir remet en jeu son magistère à chaque décision qu’il prend au nom du peuple et sous le contrôle du peuple. L’actuel gouvernement devrait prendre garde à ne pas radicaliser les démocrates, car il y perdrait tout en nous perdant tous. Comme l’écrit Fethi Benslama, « la terreur infligée par les puissants est responsable pour une large part de l’invention du terrorisme par les faibles »[4]. Cela vaut aussi bien pour la radicalisation islamique que pour les autres.
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[1] Destinée aux chefs d’établissement et aux équipes éducatives, elle est consultable en ligne : http://cache.media.education.gouv.fr/file/02_-_fevrier/76/8/Prevenir-la-radicalisation-des-jeunes_390768.pdf.
[2] Étienne Balibar, « Citoyen sujet », Confrontations, n° 20, 1989, p. 20.
[3] Ferdinand Tönnies, Communauté et société (1887), trad. Jacques Leif, Retz, 1977.
[4] Fethi Benslama, « L’idéal blessé et le surmusulman », collectif, L’idéal et la cruauté, Subjectivité et politique de la radicalisation, Lignes, 2015, p. 27.