Alain Frachon, éminent journaliste au Monde, a publié dans le « journal de référence » du vendredi 6 septembre une chronique célébrant le « positionnement [au] centre ou [au] centre gauche, comme on voudra » de la vice-présidente des Etats-Unis, candidate démocrate à la présidentielle de novembre prochain Kamala Harris.
A le lire, il semblerait qu'une fois encore le centre ne soit pas un positionnement politique comme un autre, avec ses pours et ses contres, mais le seul positionnement rationnel, raisonnable et sensé. Le reste n'étant que ''passions tristes''*, radicalités contre-productives et agitations immatures.
« Le centre a sa noblesse programmatique et une incontestable légitimité historique »**.
« Une présidente Harris aménagera [son programme économique] en fonction de la conjoncture. C'est l'avantage du centrisme progressiste sur le ''pur nihilisme'' trumpiste. Et sur le ''révolutionnarisme'' d'assemblée générale ».
Cette dernière pique – et plus généralement le ton hautain de la chronique – fait se demander si M. Frachon a jamais interagi avec une personne sans pouvoir ni privilège de classe ou pesant moins d'un million d'euros. Faire « l'éloge du centrisme »*** implique-t-il nécessairement de dénigrer celleux qui ne comprendraient rien à rien, désavantagé.es par leur rêverie juvénile ou leur rage ''nihiliste'' ?
Grand admirateur de MM. Clinton et Obama, « des présidents qui ont compté », le chroniqueur révère le programme « résolument centriste » de la candidate démocrate. Mme.Harris, s'émerveille-t-il, « ne voit dans le compromis ni trahison ni compromission », à l'instar des leaders raisonnables dont la plasticité des idées, principes et valeurs leur offrent une adaptabilité avantageuse. Peu importe que les présidences Clinton et Obama aient été suivies des présidences Bush fils et Trump, brutaux retours de bâton dans les dents des apôtres du compromis centriste.
Quelles sont les positions prises par Mme Harris, qui lui valent l'insigne admiration du journaliste ? A droite, une « ligne très dure en matière d'immigration », la vice-présidente s'est entendue avec la majorité républicaine au Sénat pour durcir les conditions d'accès au territoire et de naturalisation, une loi enterrée par l'opposition trumpiste. « Coup de barre à gauche (sic) », elle soutient le gouvernement israélien mais « dénonce, de plus en plus fréquemment, la situation inhumaine faite aux Palestiniens de Gaza [tout] en se refusant à soumettre l'aide militaire des Etats-Unis à l'Etat hébreu à la moindre condition ».
Retour à droite, elle change de position sur la fracturation hydraulique par rapport à sa campagne aux primaires démocrates de 2020, de défavorable à favorable – ce que M. Frachon rapporte accompagné de l'excuse la plus démagogique qui soit : « faut faire baisser le coût de l'essence ». Retour à gauche, elle est une défenseure – autoproclamée – du droit à l'avortement. Enfin, s'éloignant du consensus austéritaire de ses ''illustres'' prédécesseurs, la candidate démocrate entend consolider les « 3 piliers des 'Bidenomics' (les investissements publics dans les infrastructures, la transition énergétique et les microprocesseurs du futur) », notamment en vue de la « confrontation avec la Chine ».
Résumons. Aux réfugié.es, exilé.es et migrant.es fuyant le crime, la pauvreté, les catastrophes environnementales et les régimes autoritaires, une loi répressive momentanément bloquée par l'obstruction trumpiste. Au peuple palestinien et aux multiples mouvements dénonçant les crimes de guerre et contre l'humanité israéliens, les mêmes protestations creuses et stériles distillées par l'administration Biden à Tel Aviv. Aux grands groupes pétroliers, un cas chimiquement pur de retournement de veste. Aux femmes, une promesse de protection de leur droit à disposer de leur corps sans plus de précision. Aux milieux d'affaires, une manne d'argent publique sans contrepartie significative (sur les salaires, les droits syndicaux, les normes environnementales). Le tout en prévision d'une compétition impériale renouvelée avec l'ennemi désigné chinois. Faîtes de la place sur le Mont Rushmore pour Mme.Harris !
''L'incarnation'' de la rupture
Aux esprits chagrins qu'une telle ribambelle de mesures ‘‘progressistes’’ n'émoustillerait pas, M.Frachon apporte un lot de consolation. Si le programme de la candidate est « résolument centriste », « la rupture, sa personne l'incarne ». Commentant le genre, l'ethnicité et les origines de la vice-présidente, le journaliste est pris d'un lyrisme délirant de rubrique people : « Sa carte d'identité à entrées multiples lui donne un air de princesse flirtant avec l'universel ». Voilà, voilà...
Nul besoin de rompre avec un ordre socio-économique existant par un projet et des actes politiques, la carnation et l'incarnation suffisent. Nulle ambition de mieux répartir les richesses, les pouvoirs ou les honneurs entre les forces vives de la nation, seules comptent les ''personnalités'' représentatives. Une dépolitisation des enjeux électoraux sous le masque identitariste de « princesse universelle ». C'est tellement débilitant et profondément insultant que c'est à en vomir !
Cette chronique est un reflet fidèle des biais avec lesquels la presse mainstream aborde la présidentielle américaine. Le temps manque pour en faire une compilation juste mais en clair : ''Trump est un suprémaciste blanc, délinquant et dictateurophile ; Kamala Harris une star bigarrée, mesurée et raisonnable (« centriste »). L’Amérique est un théâtre d’ombre et de lumière, où se joue le sort civilisationnel de l’Occident. Restez avec nous pour la suite de votre programme, mais tout de suite une page de...''
Par sottise, par aveuglement de classe, par entre-soi, nos principaux médias sont incapables d'imaginer, et donc d'expliquer, pourquoi des pans entiers d'une population pourrait rejeter la ligne médiane qu'ils appellent de leurs vœux. Leur pensée unique, moutonnière au possible, ne sait rien clamer d'autre que ''la vertu se tient au milieu'' et ''la bataille politique se gagne au centre''. Peu importe les démentis historiques cinglants.
L'électorat américain s'est souvent prononcé pour la rupture d'avec le ''système'' et contre la candidature « centriste » issue du « compromis » oligarchique. Faut-il le rappeler : MM.Obama et Trump ont battu leur adversaire – Hillary Clinton, à la primaire démocrate de 2008 pour le premier, aux présidentielles de 2016 pour le second – en la débordant par la gauche. Leurs positionnements anti-guerres, leurs attaques contre Wall Street, les promesses d'un système de santé juste de l'un, les critiques du libre-échange de l'autre, leur ont valu l’adhésion populaire.
En outre, bien avant que leur parti ne devienne celui des milliardaires, il était de bon ton pour tout.e candidat.e démocrate de dénoncer le pouvoir de l’argent, les élites économiques et leur reproduction endogame. Lors de sa campagne de 1992, M.Clinton pourfendait la fortune héritée de son rival – Georges Bush senior – et déplorait « les plus profondes inégalités de richesses en Amérique depuis les années vingt ». Faire campagne à gauche, gouverner à droite. Recette éculée pour nourrir la désillusion démocratique et la « rage nihiliste » des gens modestes qui ont « l'ingénuité de penser que la politique c'est tenir sa parole et le reprochent à [celleux] qui ne la respectent pas ».
Démocrates sans démocratie
Pour conjurer la propension populaire à exiger une politique de rupture, les hiérarques du parti démocrate ont opté pour une solution radicale : un processus de sélection non-démocratique. Fraude éhontée pour faire battre Bernie Sanders au profit d’Hillary Clinton en 2016 ; pressions multiformes sur les « petit.es » candidat.es pour qu’iels se retirent en faveur de Joseph Biden contre M.Sanders en 2020 ; absence totale d’opposition, d’autres candidatures et de débats pour consacrer M.Biden en 2024. Lors des dernières ‘‘primaires’’, aucune ligne dissidente n’a été autorisée. Robert Kennedy Junior, malgré un nom prestigieux, s'est fait rembarré comme un dérisoire.
Pas de vote, pas de contestation, pas de rupture… et un train qui serait arrivé à l’heure, si ce n’était l’état cognitif du candidat, montré en mondovision lors d’un débat face à son adversaire républicain. Le voile levé, la crème démocrate, de Georges Clooney à Nancy Pelosi, choisit sur le pouce une remplaçante. Pas de vote, pas de contestation, pas de rupture… et la consécration d’une nouvelle candidature du sérail. Un processus secret sans vote parfaitement anti-démocratique, ce que le gouverneur démocrate de Californie Gavin Newson admettait joyeusement lors d’un podcast animé par d’anciens conseillers d’Obama. Ou quand, dans la chaleur enjouée de l’entre-soi oligarchique, on oublie ce sur quoi on est censé mentir.
Là où le bât blesse – plus durement encore – c'est quand on compare la désignation de Kamala Harris à la primaire républicaine qui a reconduit Donald Trump. Un processus ouvert, avec de vrai.es et virulent.es opposant.es – notamment Ron De Santis et Nikki Haley – confrontant leurs projets et visions lors de vrais débats, arbitré par de vrai.es électeurices. De quoi semer le doute sur quel parti est le plus démocratique des deux.
Mais foin de ces basses considérations procédurières dans notre quatrième pouvoir, scrutateur scrupuleux du combat pour « l'âme de l'Amérique ». L'essentiel est de rapporter les outrances – bien réelles – du délinquant poutinolâtre et extrémiste face à la modération combative de l'égérie centriste. Donc préférer commenter le combat de chiffonniers, ses anathèmes, ses fake news ''débunkées'', ses bisbilles culturelles, à l'analyse des intérêts et des lignes de forces politiques sous-tendant leurs programmes.
Vous pourriez me faire remarquer – et vous n'auriez pas tort – que tous les Frachon du monde seraient bien en peine d'analyser le programme de Kamala Harris. En a-t-elle seulement un ? Voilà une politicienne promue à la première place de la scène politique américaine sans qu'on ait la moindre idée de ce en quoi elle croit. Voilà une candidate qui ne dit rien sur rien, le plus souvent dans un verbiage insaisissable (word salad). Coquille vide ou caméléon ? Difficile de trancher.
Même sur le droit à l'avortement, positionnement par nature assez noir ou blanc, particulièrement pour une démocrate, Kamala Harris jargonne comme une IA mal-entraînée. En 2021, 72 membres de son propre staff la décrivaient comme « sans message », prompte à « balancer sous le bus » toustes celleux qu'elle blâmait pour ses erreurs de com'. Favorite des médias et des ''analystes'' politiques qui la voient cocher des cases importantes à leurs yeux, elle côtoie la presse et l'électorat comme Poutine rencontre Macron, au bout d'une très très grande table. Son dédain et son inauthenticité en font l'une des pires candidates que l'Amérique ait connues.
Dis-moi qui t'entoure et te soutient, je te dirais quelle présidente tu seras.
Les processus anti-démocratiques, le vide programmatique et l'insipidité rhétorique sont l'apanage du centrisme moderne. Kamala Harris est l'indigne représentante d'un régime corrompu par des groupes dominants socialement et économiquement, se reproduisant entre eux, bloquant tout ascenseur social et ayant perdu toute éthique du bien commun.
Pour s'en convaincre, il suffit de regarder son entourage et ses soutiens. Selon le journaliste Lee Fang, citant la sénatrice américaine Elizabeth Warren, « le personnel [au sens des collaborateurices] est une politique (personnel is policy) ». Portraiturée en surfeuse de la seconde vague des droits civiques, la vice-présidente s'entoure en réalité bien moins d'activistes que d'avocat.es d'affaires et de lobbyistes au service de multinationales, particulièrement du secteur de la tech. Son beau-frère Tony West, un temps chef du service juridique d'Uber, pourfendeur victorieux des lois sociales protectrices des conducteurices californien.nes, est un conseiller clé de sa campagne.
Pour étoffer son staff, la candidate courtise des ancien.nes de l'administration Obama parti.es pantoufler dans le privé, chez Uber, Google ou dans de grands cabinets d'avocats. Pour orienter sa communication, comme elle l'a fait durant ses précédentes campagnes, elle ferait appel au cabinet de conseils Bearstar Strategies, spécialisé dans l'instrumentalisation de problématiques de justice sociale au service de grandes corporations.
Loin de « naviguer d'un bord à l'autre du parti démocrate » (M.Frachon), Mme.Harris en incarne l'aile la plus ploutocratique. Celle-là même venue parader lors de son congrès d'investiture à Chicago, depuis Barack ‘‘matez mes vacances présidentielles chez mes amis multi-millionnaires au Martha's Vineyard’’ et Michelle ‘‘$750 000 la conférence’’ Obama, jusqu'au gouverneur de l'Illinois JD Pritzker qui se vantait à la tribune d'être, contrairement à Donald Trump, « un vrai milliardaire », sous les acclamations d'un parterre de fans en fusion.
Non contente ''d'insignifiantiser'' l'aile « progressiste » de son parti, la candidate démocrate rallie à son panache doré l'ensemble des néoconservateurices d'Amérique. Tout ce que le complexe militaro-industriel washingtonien, aussi appelé « le Blob », le marigot ou le Deep State, compte de fous et folles furieux.ses, de va-t-en-guerre extatiques et d'impérialistes impénitent.es, de Robert Kagan à Bill Kristol, soutient Kamala Harris. Notamment et non des moindres l'ancien vice-président républicain Dick Cheney. Dick ''ADM irakiennes, guerres d'agression, mémos de la torture, direction Guantanamo sans passer par la case procès, la constitution est le jouet à mâcher de mon chien'' Cheney appelle à voter Harris pour faire barrage à Trump ! Un soutien dont elle s'est dite « honorée » !!!
Si les pires impérialistes et les plus grand.es fossoyeur.es de l'ordre international que le XXIème siècle ait connu se rangent sous la bannière démocrate et adoubent Kamala Harris, c'est qu'iels voient en elle un moyen de préserver l'empire américain. Cela devrait achever de convaincre quiconque connecte deux neurones d'esprit critique que cette candidate n'est ni « progressiste » ni de « centre gauche ». Son « centrisme » est l'émanation d'une république oligarchique, autoritaire et militariste, adonnée à la spoliation du monde, où les privilèges les plus rances conservés par une élite côtoient la pauvreté la plus crasse.
Le ''parti de la démocratie'' qui va à présent de AOC à Dick ''Voldemort'' Cheney, n'a plus pour finalité que la conservation de l'existant socio-économique et géopolitique. Soit prendre la défense des intérêts des possédant.es, celleux que les grands remous politiques effraient, qui s'adaptent aux impératifs du libéralisme globalisé, qui jouissent de la compétition impériale et de la mise en servitude du et des vivant.s.
A l'instar de beaucoup de Français.es cet été, les électeurices américain.es auront cet automne à choisir entre Charybde et Sylla, entre peste et choléra, entre l'extrême droite et le centre extrême****, entre le parti de Trump et le parti Harris/Cheney. Dans un essai de 1979 où il satirisait la notion qu'il existe toujours une bonne option, Woody Allen écrivait : « Plus qu'à tout autre moment de notre histoire, l'humanité est à un croisement. Une route mène au désespoir le plus total. L'autre à l'extinction globale. Prions que nous ayons la sagesse de faire le bon choix ». Et vous, quel serait votre chemin préféré vers l'Enfer ?
*Ces guillemets « » encadrent des citations, celles-ci ‘‘ ’’ mes propos.
**Toutes les mises en gras sont miennes.
***Le titre original de la chronique « Kamala Harris ou l'éloge du centrisme » dans la version papier du journal, a été modifié sur son site internet en « Kamala Harris a choisi son positionnement : le centre ou et le centre gauche et ne voit dans le compromis ni trahison ni compromission ».
****L'historien Pierre Serna a théorisé le concept d'extrême-centre à partir du cas français. Si l'Amérique est différente, notamment par l'absence quasi totale de partis de gauche importants, l'analogie est permise. L'ouvrage de Serna est une lecture très stimulante, qui a largement nourri l'article ci-dessus.
 
                 
             
            