L’éventuelle participation d’Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques a déclenché une déferlante de haine raciste de la part des groupuscules identitaires, mais aussi des personnalités politiques de l’extrême droite. « Y’as pas moyen Aya, ici c’est Paris, pas le marché de Bamako », c’est l’inscription sur la banderole qu’affiche le collectif identitaire Les Nantis en réaction à cette rumeur.
D’emblée, les termes s’attaquent, non seulement aux origines maliennes de la chanteuse, mais également à ses origines populaires. Car le « marché », c’est la rue, la place publique, le lieu par excellence du peuple, là où se mélangent les langues, où de tout temps se sont développés les argots. Puis, il n’est pas sans référence à ceux qui s’installent chaque semaine dans les rues de nos villes et notamment de nos quartiers populaires, les stands et le public investis majoritairement par des populations issues de la diaspora et de l’immigration postcoloniale. Simultanément, ce type de propos n'est pas isolé de ceux que ce même genre de groupuscule ou des élus de l’extrême droite tiennent depuis des décennies contre toute personnalité racisée menée à représenter la France. À titre d’exemple, des post haineux et moqueurs envahissent les réseaux sociaux à chaque évènement footballistique d’ampleur, déplorant la couleur « foncé » des joueurs de l’équipe de France.
Une sensation de déjà-vu. Lorsque, en 2021, le rappeur Youssoupha compose la chanson accompagnant la diffusion de la liste des joueurs de l’équipe de France retenus pour l’Euro, les réactions identitaires furent plus au moins les mêmes. « On a cédé à une partie racaille de la France », déplore l’alors vice-président du Rassemblement National, Jordan Bardella. « Aya Nakamura ne chante pas en français. Elle ne représente ni la culture ni l’élégance française », une idée similaire exprime cette fois Marion Maréchal, tête de liste aux européennes de Reconquête. C’est par ailleurs, lors du dernier meeting de ce parti que des huées ont déferlé au moment de l’évocation du nom de la chanteuse. « Sa fé réfléchir » fut la réponse moqueuse d’Éric Zemmour sur ses réseaux sociaux, pointant sur la façon de s’exprimer de l’artiste.
De toute évidence, les Noir.es et les Arabes ayant atteint les podiums de la culture populaire sont devenus le cauchemar de l’extrême droite. On connaît les propos du même Éric Zemmour sur le rap comme une « sous-culture d’analphabètes ». Mieux encore, dans son livre Le Suicide français (2014), le polémiste consacre un chapitre à cette musique et à ses artistes qu’il dénomme « Les Rap-petout ». C’est l’occasion d’argumenter sur l’aplatissement de la culture française que représenterait le rap, caractérisé, selon lui, par une pauvreté linguistique et littéraire inouïe, preuve du « barbarisme » des artistes, « des bafouilleurs », en rappelant l’étymologie du terme de « barbare ». Mais outre que s’intéresser à une quelconque qualité littéraire du genre (contrairement à Aya Nakamura, Youssoupha est reconnu par la qualité de son écriture), l’éditorialiste accuse le rap de musique « communautaire », d’escroquerie qui sert à « la jeunesse issue de l’immigration arabo-africaine » pour passer « des distinguos entre halal et haram ».
Rien de nouveau donc. Une nouvelle « bafouilleuse » vient d’être désignée. Voilà Aya Nakamura, celle qui ne chante pas, celle qui ne parle pas, la barbare, la sauvage qui n’émet que des bruits et des grognements. Comment une chose pareille pourrait, dès lors, toucher à la belle langue d’Edith Piaf ? De toutes façons les dominant.e.s n’entendent dans le langage des dominé.e.s que du bruit, répondrait certainement le philosophe Jacques Rancière[1]. Or, mis à part les enjeux politiques de ce choix d’ artiste, l’idée n’est pourtant pas bête. Certes, Aya Nakamura ne se dit pas rappeuse, mais ses inspirations musicales puisent dans les dernières évolutions des musiques hip-hop. Or, dès ses origines, le rap français réactualise des classiques de la chanson hexagonale[2], par le sample, les reprises ou en imitant la façon de (comme MC Solaar dans « Nouveau western » (1994) qui reprend le style de Gainsbourg). Puis, nombreux sont les artistes rap qui citent de prestigieux noms de la chanson comme source d’inspiration. Les exemples sont considérables et la plupart des fois, les chansons sont réactualisées avec une nouvelle rythmique, une texture différente et un lexique à l’air du temps. Ces reprises ne revisitent pas seulement les titres majeurs, ils mettent en relation le passé avec le présent, la prosodie chantée et la rappée, les quartiers bohèmes du Paris d’antan avec les cités populaires d’aujourd’hui.
Parmi les dernières créations de JoeyStarr (figure notable de NTM), on trouve justement du Piaf. « L’Arène » (2015) sample « La foule » (1957) et on y entend même un extrait de la chanson interprétée par Piaf. Cette démarche n’instaure pas uniquement des relations entre deux époques de la chanson française (pour JoeyStarr, le rap en fait bien partie), mais tout un enchaînement d’héritages. Car « La foule », est à l’origine une valse latino-américaine adaptée ensuite pour la version française. Le succès de l’interprétation de Piaf donne une nouvelle vie à la chanson qui est par la suite longuement reprise en différentes langues et cette fois-ci par le rap. « Piaf est dans la mémoire collective, donc c’est normal qu’elle voyage encore aujourd’hui et qu’on retrouve des extraits dans la musique contemporaine. Je trouve ça complètement légitime et logique », dit le rappeur sur son interprétation à lui. Ce qui compte c’est de véhiculer l’émotion à l’égard de cette chanson, laquelle passe essentiellement par la voix et la tension et pas tant par les mots. Dans ce sens-là, la voix travaillée et inimitable de JoeyStarr s’y prête parfaitement. Les chansons de Piaf, comme d’autres du patrimoine, circulent dans l’inconscient collectif, le rap perpétuant ainsi un héritage légitime. « On a tous des morceaux qui nous viennent de nos parents, et même malgré le mixage et le brassage culturel français, ces morceaux seront toujours là, même pour les petits jeunes », insiste le même JoeyStarr.
La langue métissée d’Aya Nakamura déformerait le français. Mais ce n’est pas justement une preuve de créativité de proposer un matériel linguistique nouveau en jouant avec la langue, ses termes, ses mutations, ses sonorités et son rythme ? Plusieurs artistes rap sont des exemples d’exception à ce propos. Dans certains titres de son dernier disque en date (2017), le débit de MC Solaar, les rimes et les allitérations qu’il emploie font sonner le français comme une langue de l’Afrique de l’Ouest, à la façon dont le collectif Time Bomb l’avait fait sonner comme l’anglais au milieu des années 90. De même Booba, lorsqu’il joue avec l’accentuation du français en lui attribuant celle du bambara (« Validé », 2015), il parvient à le faire sonner comme une langue africaine, au point qu’on peut entendre à l’identique des énoncés exprimés dans les deux langues. On peut évoquer également la façon dont PNL met aisément en contact le français avec l’arabe dans un même morceau, comme s’ils n’étaient finalement qu’une même langue[3].
Mais au fond, cette polémique semble oublier l’essentiel : Aya Nakamura est une artiste pop, une chanteuse et non pas une académicienne gardienne du « bon usage » de la langue française. Puis, son éventuelle interprétation de Piaf concerne un évènement tout aussi populaire qui a vocation à extérioriser une image contemporaine de la France. Qui de mieux alors qu’Aya Nakamura qui a déjà un renom international ayant séduit toute une génération ? Tout comme Edith Piaf, par ailleurs. Aya et Piaf, deux mômes de France. L’une grandie avec des épopées mandingues, l’autre dans la misère des artistes du cirque. L’une dans les cités du 93, l’autre dans des maisons closes. Deux chanteuses de rue, urbaines, plus Piaf qu’Aya finalement. Le côté « street » de cette dernière n’est qu’une catégorie musicale, alors que Piaf s’est fait réellement connaître en chantant dans la rue. Toutes les deux furent, à un moment ou à un autre, traitées de vulgaires, dépourvues de bonnes manières, d’alcoolique, en plus, la même Piaf. Aya et Piaf, deux époques de la musique populaire, l’une en devenir, l’autre déjà érigé comme mythe. Deux façons d’explorer, d’inverser, de distordre, de s’approprier, de transmettre des paroles et de leur rendre hommage. Deux manières d’inventer une musicalité nouvelle. Si interpréter, c’est réussir à passer les émotions laissées par une chanson, alors là, Aya, je tiens vraiment à t’entendre interpréter Piaf.
[1] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, éditions Galilée, 1995.
[2] Voir à ce propos Bettina Ghio, Sans fautes de frappe. Rap et littérature, Le mot et le reste, 2016.
[3] Voir à ce propos, Bettina Ghio, À l’ammoniaque. Rap, trap et littérature, Le mot et le reste, 2024.