Quand le « prélèvement raisonnable» relève du carnage
Reportage de terrain de Benoît Forget
Si l’on part du principe que la pratique de la chasse induit le respect d’un certain nombre de lois, de règles de bon sens et de limites, en ce compris le souci d’une certaine qualité de l’habitat sauvage, alors le phénomène ayant cour au Liban actuellement ne relève bien souvent pas de cette définition mais davantage d’une sorte de braconnage à grande échelle pratiqué au vu et su de tous. Les observations de terrain effectuées pendant une dizaine de jours en octobre 2011 sont à peu de choses près à l'image de la réalité d'aujourd'hui. Elles confirment l’ampleur catastrophique du phénomène, renforcée au Liban par un climat bon enfant d’indifférence quasi généralisée.
Le Liban ne manque pas d’atouts quant à son patrimoine naturel. Avec sa large façade côtière et ses deux chaines montagneuses orientées nord sud – celle du mont Liban culminant à plus de 3000 mètres et celle de l’anti Liban, séparées par la plaine fertile de la Bekaa - ce petit pays magnifique (un tiers de la surface de la Belgique) jouit d’un spectre de pluviosité important à l’origine d’une diversité de végétation et d’une richesse d’écosystèmes unique en son genre.
Des oiseaux par millions
Le Liban se trouve aussi sur l’une des principales routes migratoires empruntées par les oiseaux migrateurs du paléarctique se rendant ou revenant de leurs quartiers d’hiver est africains. Les centaines de millions d’oiseaux transitant chaque année par cette zone charnière -d’aucuns évoquent le chiffre de 200 millions chaque automne pour Israël - et les observations potentielles parfois extraordinaires poussent chaque année des dizaines d’ornithologues du monde entier en quête de raretés à fouler la terre d’Israël et le Golfe d’Aqaba. Les nombreux rapports d’observations mis en ligne (135 à l’heure où nous écrivons ces ligne sur le site de référence www.travellingbirder.com) en témoignent à suffisance. A contrario, ces mêmes banques de données en ligne s’avèrent cependant particulièrement pauvres en rapports semblables pour le Liban. Aussi la liste totale des espèces contactées en Israël se monte à quelque 540 espèces alors que, située à la porte à côté, le Liban n’en compte que 370 (source : Fatbirder 2011). Les découvertes ornithologiques effectuées il y a quelques années seulement dans la zone désertique du nord auraient de quoi titiller les curiosités (voir encadré). La poignée de rapports accessibles sur le net confirme qu’il n’en est rien.
L’ampleur prise par le phénomène de la chasse aux oiseaux au Liban n’y est probablement pas pour rien. Officiellement, la chasse fut totalement interdite au Liban le 1er janvier 1995 par une loi passée en ce sens à l’initiative de la Société de Protection de la Nature au Liban (SPNL), du ministère de l’environnement et de multiples collectifs internationaux. Prise pour une durée de cinq ans au terme d’un accord international impliquant l’Union européenne et les Nations Unies et assorti d’aides financières substantielles, cette mesure radicale était sensée permettre à l’Etat de se doter de nouveaux instruments viables pour une réelle gestion de la chasse.
Une situation en trompe l’œil
A l’époque, la mesure n’avait évidemment pas manqué de susciter de vives réactions, au point de paralyser complètement le processus de réflexion engagé et de générer de facto 4 renouvellements de ladite interdiction. Ce n’est donc qu’en février 2004 que le Liban est parvenu à boucler une nouvelle la loi 580 recadrant officiellement l’activité. Depuis lors, la pratique de la chasse suppose non seulement l’obtention d’un permis de port d’arme, d’un permis de chasse valable pour un an et d’une police d’assurance. Cette loi précise aussi qu’il est interdit de chasser à certaines périodes de l’année, de chasser dans les villes et les villages, les réserves naturelles, les jardins publics, près des lieux de culte, entre les habitations. De même, il est officiellement interdit d’utiliser toutes formes de pièges pour attirer les proies. De multiples espèces d’oiseaux migratrices sont également exclues du droit dûment énoncé de « prélèvement raisonnable ».Résultat : le Liban ne compterait que quelque 20.000 chasseurs officiellement répertoriés et en règle. Mais on sait par ailleurs que 20 à 25 millions de cartouches sont vendues au Liban chaque année. Cherchez l’erreur…
Et de fait, la loi n’a pas manqué dès son avènement de connaître ses limites, les autorités n’ayant ni les moyens ni la motivation de la faire respecter. Bien des membres des polices locales étaient eux-mêmes fervents adeptes de la chasse et, la corruption aidant, les éventuels problèmes étaient le plus souvent résolus par un simple bakchich. En réalité, l’essentiel des « chasseurs » - 74% des chasseurs d’après une étude réalisée par la SPNL - exercent leur pratique en marge totale de toute réglementation et, entre les estimations des organisations de chasseurs (60.000) et celles des organisations de protection de l’environnement (plus de 600.000) personne ne sait plus au Liban à combien se monte réellement le nombre des chasseurs... Une chose est sûre : au mois d’octobre, dans bien des régions du pays, la moindre parcelle de terrain est arpentée sans relâche et les haies passées au peigne fin. Réellement problématiques pour l’ornithologue ou le simple amateur de promenade, les chasseurs sont véritablement partout. Et les personnes interrogées ignorent souvent jusqu’à l’existence même d’une quelconque règlementation en la matière. Il se dit d’ailleurs que le ministre de l’environnement lui-même serait adepte de la chasse… En tout état de cause, la majorité des chasseurs ne semblent respecter aucune espèce de règle ; y compris en matière de sécurité, à en juger le nombre de blessés par balle admis chaque année dans les hôpitaux du pays.