Il y a bien une affaire politique “Frontex”. Et s’il s’agit au premier chef d’un scandale humanitaire, lié aux pratiques de cette agence à l’endroit des migrants en Méditerranée, ses implications quant à l’image même de l’Europe, à ses prétentions à se poser, en ses institutions, comme garante de certaines valeurs, sont évidentes.
En l’occurrence, les révélations du journal “Le Monde" daté du vendredi 29 juillet 2002, en partenariat avec “Lighthouse Reports” et “Der Spiegel”, ne laissent pas d’être accablantes 1. Se référant à un rapport de février de l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) sur cette puissante agence européenne, créée en 2004, et ayant vocation à “aider les États membres de l'UE et les pays associés à l'espace Schengen à protéger les frontières extérieures de l'espace de libre circulation de l’UE", les fautes pointées ne sont rien moins, en effet, que le mépris caractérisé des droits humains, les refoulements brutaux des migrants, la pratique du “pushback”, ou les cécités délibérées sur les agissements de gardes-côtes de certains pays.
Toujours est-il, qu’à regarder d’un peu plus près cette lamentable affaire, dont nous ne possédons certes pas encore tous les éléments, se dégagent néanmoins, dès à présent, trois lectures possibles.
La première consiste à dire que nous sommes là, avec cette agence Frontex, au coeur du fonctionnement de la vérité européenne, dans ce cœur intime, ou plutôt cette soute, où, bien loin des salons feutrés et douillets des “décideurs”, se joue discrètement la réalité policière de l’espace Shengen. Et que tout citoyen devrait le savoir. Or, Frontex, en elle-même, précisons-le, n’est aucunement une agence occulte 2. Ceux qui le veulent, peuvent s’informer et enquêter. Cette structure, au cadre réglementaire évolutif en fonction de telles ou telles “menaces”, dotée de très importants moyens, où se mêlent et s’homogénéisent parfois différentes cultures du renseignement, de la surveillance et de l’intervention, n’est pas un objet insaisissable : loin s’en faut. Ses pratiques, ses missions, ses structures, ont ainsi été depuis de nombreuses années remarquablement auscultées par des chercheurs attentifs, rigoureux et déterminés, (citons ici les travaux de Didier Bigo et du CERI de Sciences Po 3 ), et dont les conclusions, intéressant de droit l’ensemble des citoyens européens, devraient pouvoir rencontrer un plus large écho dans l’opinion publique, chez les politiques. Dysfonctionnement d’une agence à la culture interne discutable ? Soit.
La seconde est, que dans le même temps où certains plumes, ici où là, se demandent, si grâce à la présidence du Conseil de l’Union de M. E. Macron, nous serions passés d’une simple Europe de la collaboration à une Europe prestigieuse et vertueuse de la Puissance, aurions-nous affaire avec Frontex, non pas seulement à un problème de management, mais à l’exemple même d’une structure qui de toute évidence tend inexorablement à s’exonérer d’un audit politique sérieux. Que l’OLAF ait à peu près fait son travail, in fine, dès années après les alertes des ONG, elles-mêmes d’ailleurs parfois fort malmenées par Frontex pour leur admirable action 4, ne suffit pas : il s’en faut de beaucoup. Si l’Europe pose déjà sérieusement question, quant à l’expression de sa prise en compte véritable de la souveraineté des peuples, au point, comme le pense l’essayiste américain Y. Mounk, de nourrir, par son déficit démocratique, la montée en puissance des populismes4, ne peut-elle que se décrédibiliser encore davantage en montrant combien est-elle peu à même de contrôler véritablement ses propres structures ou agences, confrontées, qui plus est, à la question des droits humains..
La troisième lecture possible, la plus désespérante, est que l’opinion publique européenne, dont les politiciens et le technocrates européens seraient au fond de fins connaisseurs, n’aurait peut-être pas trop envie d’entendre parler de cette “affaire". À tout prendre s’accommoderait-elle assez bien de l’existence d’une agence qui fait “le sale boulot”, en sachant à l’ordinaire le faire avec une discrétion de bon aloi. L’hypocrisie ou la cécité collective, le manque d’empathie institutionnalisé, sont des phénomènes que l’on ne connaît que trop bien, et l’ouvrage prémonitoire du psycho-sociologue allemand Harald Welezer, Les Guerres du climat 5, ne peut d’ailleurs que résonner bien étrangement dans cette sombre actualité.
Que nous y disait donc ce spécialiste de l’Allemagne nazie ? Eh bien, que l’Europe moderne, si fière de ses institutions et de ses valeurs, devrait tout de même savoir tirer des leçons de son histoire, tant celle-ci nous enseigne combien les lignes de base, ( shifting baselines) les évidences morales et culturelles de nos sociétés, peuvent évoluer très rapidement, dès lors que les sociétés se sentent menacées dans leur mode de vie, et tout autant, si ce n’est davantage, dans leur niveau de vie.
Et cet auteur de s’interroger alors sur la capacité de cette Europe moderne à conserver ses principes humanistes et universalistes, dès lors que des vagues de migrants, provoquées par le réchauffement climatique, viendraient frapper ou s’échouer aux portes de l’Europe. Et de se pencher aussi et déjà, au demeurant, sur l’action et la feuille de route, de Frontex. Comme quoi…
S’il n’est donc pas abusif de prétendre que le problème de cette agence, de son fonctionnement, de ses missions et de son contrôle, n’est pas une nouveauté, est-il plus que temps qu’il soit sérieusement mis sur la table, quitte à écorner la plaquette de papier glacé de l’Europe que l’on nous propose d’ordinaire, et avec laquelle, en l’agitant sans vergogne, s’accorde-t-on pompeusement, lors des grands raouts politiques, à donner des leçons en matière de droits de l’homme à d’autres.
L’Europe a certes une très longue histoire. Elle est en elle-même une histoire. Mais ce qui est sûr, c’est que c’est bien en Méditerranée, avec le sort des migrants qui y jouent leur vie, que se décide pour ce siècle, en partie du moins, sa véritable identité morale. Ne laissons pas des bureaucrates, des policiers ou des douaniers, des politiciens assoupis ou plastronnant, en décider seuls.
Oui, de quelle Europe, Frontex, est-elle le nom ?
Bruno HUEBER
4 : Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Éditions de l'Observatoire/Humensis, 2018.
5 : Harald Welzer, Les Guerres du climat, Pourquoi on tue au XXI e siècle, Gallimard, 2009.