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Billet de blog 1 novembre 2020

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Cœur et corps vidés (c’est ça la covid)

Nombre de morts, taux d’occupation en réanimation, entrées/sorties d’hospitalisation... on entend du chiffre et du numéro à tout va. C’est important, je ne le nie pas. Mais il faudrait peut-être que les autres contaminés prennent aussi la parole. Des gens comme moi, qui, après un mois, n’en ont toujours pas terminé avec la maladie.

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Alors je prends Word par les sentiments pour te raconter mon histoire avec le virus. Aussi parce que je me retrouve, ces derniers jours, et qu'à un moment donné j'ai cru que ce moment n'arriverait plus. On dirait que je me réveille d’un long sommeil au bois dormant. Faut dire que j’ étais depuis plus d’un mois dans le pays des covidés, bien à côté de ton monde réel, et bien incapable d’écrire une phrase aussi. C’est comme ça, la fatigue est intense et générale. Et elle dure.

D’abord il y a eu ces courbatures et de la fièvre. C’est vrai, comme une grippe, mais la comparaison s’arrête là : aux trois premiers jours. Parce que vint ensuite la perte totale de sens essentiels. Ce qui a généré, dixit mon médecin, un déficit d’endorphine, de sentation de plaisir. Du coup s’est installé le spleen, la mauvaise mélancolie. Elle est née dans l’estomac et a fini par m’envahir toute entière. Car ces symptômes-là, à peine évoqués,  engendrent une espèce de crise identitaire. De coutume tu te définis autour de tes goûts et dégoûts. Il n’y a plus rien, là, alors quand tu te rends compte que tu es en mesure de boire cul sec un verre de liquide vaisselle sans moufter, t’es déstabilisé du plus profond. Forcément t’es un peu, beaucoup, et presque à la folie, paumé. Déjà que tu flottes au dessus de toi-même à cause de cette fatigue inconnue... Sans goût ni odorat, plus rien n’a de sens, et même ce jeu de mots pourri ne provoque à ce jour aucune émotion chez moi.

Après, c’est comme si tout était chahuté. Dans ton brouillard plus ou moins conscient, ça disjoncte de tous bords. Digestion, menstruations, appétit, urticaires, faites vos jeux plus rien ne file droit, et tu te retrouves dans une farandole de phénomènes incohérents et bizarres. Tu n’as plus aucun repère de normalité dans ce corps devenu étranger. Tu tentes de marcher un peu, tu payes cash avec des frissons et des courbatures. Tu te reposes, c’est pas mieux. Il n’y a aucune logique, et pas vraiment de traitement. Crois-moi, j’aurais préféré être des asymptomatiques, de ceux qui ne sentent pas le virus passer (et hop, encore un jeu de mot tout pourri). Malgré mon “jeune” âge, c’est loin d’être le cas. La fatigue est toujours présente, et pendant que je t’écris, les courbatures aux doigts se pointent déjà.

Cela fait maintenant 35 jours que je ne suis plus moi. Comme une ombre qui vadrouille dans une réalité lointaine. Mémoire, attention, inhibition, j’ai éprouvé au quotidien des troubles d’ordre cognitif. C’est la grande fatigue de tout ton être. Et le pire, c’est de ne pas avoir de date de péremption de la covid. Les professionnels ne savent pas quand je serai totalement remise, peut-être à Noël, si tout se passe bien. Comprend si je ne la recroise pas et qu’elle décide de ne plus annexer ce corps vidé. Parce que l’immunité également fait débat à l’heure où je te parle.

Alors toi, qui rouspète du reconfinement, qui crie à la désobéissance, qui croit pousser à la résistance, permets-moi de te dire que tu fais fausse route complet. Et accessoirement si tu pouvais aller te faire cuire la mûre dans un chaudron d’huile bouillante, au lieu de te prendre pour un héros. Ce discours-là est tout bonnement l’inverse d’un acte de rébellion, parole de covidée. La piraterie ne consiste pas à ouvrir les magasins malgré tout, où à participer à des fêtes clandestines. N’est pas pirate celui qui ment sur le motif de sa dérogation. Non, vous n’êtes que des complices. Vous ne ne luttez pas contre le virus, vous participez à sa propagation. Je te promets que la covid est une merde que tu ne veux pas l'attraper. Il l’avait dit en mars, nous sommes en guerre. Alors ce ne sont pas les tranchées manifestes, les balles réelles. Mais tu crois vraiment qu’on assigne à résidence le peuple entier pour rien? Tu penses qu’on te ment, qu’on te prend pour un con à ce point? Que les choses soient claires, je ne suis pas politique. Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Tout ce que je sais, c’est que j’identifie clairement l’ennemi, et ça n’est pas l’Etat. C’est la maladie. Elle nous claque dans la gueule que le modèle dans lequel nous sommes nés n’est plus viable. On tourne en rond, les gars, comme les chèvres du Sieur Seguin. Je sais bien que l’isolement est invivable, qu’il faut manger, et donc travailler. Mais pour l'instant, acceptons le sort de rester chez soi.

Après on pourra parler. Après sera le temps des décisions, des transformations. Quoi que dès maintenant tu pourrais distribuer à manger, payer des loyers, mettre en place le revenu minimum universel, en résumé faire en sorte que ce ne soit que la covid, le problème. Dès maintenant tu pourrais dire qu'on pourra profiter de cette guerre mondiale pour repenser les bases. Elever le débat. Réfléchir à la suite. Jurer qu'on va changer le fond, la forme, le propre, le figuré. Filer de la conséquence révolutionnaire au chaos ambiant. Promettre que de ce siècle embrumé jaillissent les lumières. Again. 

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