Je sais bien que nous n’allons pas bien, nous, les adultes. Que l’incohérence est la règle, et que nous sommes un peu à côté de nos pompes, le moral dans les chaussettes. Je sais bien qu’on a de quoi déprimer et errer dans les profondeurs de la mélancolie sèche. Sauf qu’il y en a qu’on oublie un peu, je crois. Alors ce soir je pense à ceux que je côtoie quotidiennement. Dans mon métier mais pas seulement. Ce soir, je pense à ceux à qui on ne s’adresse jamais à la télé. Je pense à ceux dont on ne parle pas beaucoup. Je pense aux enfants. Aux vôtres, aux miens, aux nôtres. Je pense à eux le jour et souvent la nuit. Je m’interroge. Comment vont-ils ? Comment grandissent-ils ? Quelles conditions on leur donne? Quelles explications on leur fournit? Que leur transmet-on depuis un an? Et surtout, surtout, je me demande quelles vont être les conséquences des événements en cours sur leur développement. En particulier le versant psycho-affectif (et là, c'est la psy qui parle).
Puis je reprends l’histoire, je récapitule. Je tente de me mettre à leur place, mais c’est pas évident. Je ne suis pas épargnée par la sidération ambiante. Et pourtant, si je retrace chronologiquement les faits, le vertige me prend par les épaules et tente de me faire tomber en arrière. Par les messages qu'ils ont dû intégrer, sans broncher. Liste non exhaustive.
On va fermer les écoles parce que vous êtes les principaux vecteurs. Ah mais non, finalement pas tant que ça, alors on va tout fermer sauf les écoles. Et puis vous allez mettre un masque, on ne sait jamais. Vous n’aurez plus la récréation avec les autres classes. Mais quand même vous bossez, hein, vous passez des évaluations et tant pis si toi tu te sens nul parce que tes parents n’ont eu ni le courage ni la patience ni le niveau pour te faire travailler pendant le confinement. Tant pis si tu as du mal à respirer, parfois. Tant pis si ça te fatigue. Et puis plus d’activité extra-scolaire, plus de sortie de plus d’une heure. Plus de ci, plus de ça. Mais si, finalement, tu retournes à la piscine avec l’école. Vous irez dans deux bus séparés, avec les autres classes de CP. Mais vous serez dans le même bassin, pas dans le même bus. Dans le même bassin. Voilà.
Qu’on ne leur demande pas leur avis sur les décisions n’est, à priori, pas discutable. Mais tout de même, un peu de considération. Le minimum. Je sais bien qu’ils n’ont pas le droit de vote, alors à quoi bon leur parler. Sauf que quand je vois leurs efforts, jour après jour, pour respecter les règles des grands, je ne peux m’empêcher de les admirer. Je me dis qu’un président ou un ministre qui s’adresse directement à eux, ça aurait de la gueule. Ça serait une vraie allocution, à 20h, à la télé. Un truc solennel. Rien que pour eux. Ça pourrait donner ça.
“Mes chers enfants,
je me doute que cette période est un peu compliquée pour vous. Il y a le virus qui va partout, et il a changé votre vie. Tout d’abord vous avez dû rester chez vous, et avoir l’école à la maison. Ça a dû être difficile, comme ça l’a été pour vos parents. On pensait que ça serait fini mais ça n’a pas été le cas. Il y a des choses que même nous, les adultes, nous ne pouvons pas prévoir. Et on a du mal à contrôler le virus. Désormais, et depuis quelques mois déjà, vous ne pouvez plus trop voir papi et mamie, ou alors en respectant les gestes barrières. Vous ne pouvez plus aller voir la mer ou la montagne si c’est trop loin de chez vous. On me dit que vous vous adaptez très bien au port du masque, aux récréations en décalées, au lavage de mains. Et je vous en remercie. Ça ne doit pas être facile, surtout pour vous, qui allez en plus à la garderie matin et soir. Je ne sais pas comment vous faites pour garder le masque aussi longtemps mais je vous dis bravo. On me dit aussi que vous arrivez à rire, vous amuser, et c’est très important. Je sais que vous êtes plus fatigués, par contre. Je me doute que ça ne doit pas être facile, mais je voulais vous dire que je ne vous oublie pas. Et que vous faites partie de mes priorités. Je ne sais pas comment vos émotions grandiront après cette période étrange. Mais sachez que je serai là, pour veiller à ce que ça se passe le mieux pour vous. Vous êtes très courageux, les enfants, et je vous remercie pour cela.”
Oui, ça aurait de la gueule, un discours d'en haut rien que pour les enfants. Ou ce serait normal, en fait. Histoire de leur dire qu’ils sont essentiels, eux aussi.