Les causes expliquant la victoire écrasante de Donald Trump lors des dernières élections américaines sont multiples, pas faciles à interpréter cependant que les explications diffusées dans la presse par les instituts de sondage, les études réalisées par des « laboratoires de recherche » imposent une lecture orientée de ces évènements. Ce prisme « interprétatif » ressassé à tout va sans même avoir accéder aux données exhaustives des dernières élections américaines préfigure une sorte de « doxa ». On souligne fortement le désintérêt de Mme Harris pour les classes populaires, la question économique, une campagne démocrate trop centrée sur D. Trump, s'adressant aux classes moyennes éduquées, le désistement trop tardif de Biden, le délai trop court pour qu’Harris puisse défendre un programme personnalisé, le trumpisme émergeant au sein des minorités ethniques (le vote des hommes latinos-américains particulièrement), la fracture entre le monde rural et urbain…
Ces variables explicatives sont probablement fondées mais elles ne permettent pas de départir les tendances héritées des élections de 2020 de celles préfigurant un comportement électoral inédit chez les Américains. Continuer à interpréter les résultats des élections américaines en les réduisant aux données d’instituts de sondage photographiant l’opinion américaine à un temps T déforce le lecteur qui aspire à saisir une lecture fine et politisée des dernières élections américaines. Tant que ce lecteur ne pourra accéder à des données exhaustives (ce qui est mon cas), notamment les résultats des élections exprimées en nombre absolu (et non en pourcentage), la répartition des voix par genre, classe d’âge, catégorie professionnelle, confession religieuse, appartenance ethnique (ce qu’on nomme les variables indépendantes), il lui sera compliqué d’éviter de faire des fausses équivalences (car effectivement, les données exprimées en pourcentage ont la manie de niveler les faits sociaux à l’aune d’une unité de mesure comparant similairement des effectifs différenciés).
Cet écueil rencontre un second non moins délétère : la tentation de l'explication magique, s’agissant d’accorder à un fait électoral inédit un comportement électoral nouveau (qu’on exprime souvent en la forme d’un changement de mentalité). Le cas des « hommes latino-américains » est emblématique de ce point de vue. L’étude réalisé par Edison Research[1]pour plusieurs médias dont CNN[2] (à partir d’un échantillon représentatif : 22.457 répondants) révèle effectivement une donnée inédite : 52% des Latino-Américains ont voté pour Trump. La répartition du vote selon le sexe est surprenante : 55% des hommes latinos ont voté pour Trump contre 38% des femmes. Si l’on compare ces données à ceux récoltées en 2020 par NBCNews (média d’obédience démocrate)[3], il est évident que le vote latino-américain bascule de plus en plus vers le camp républicain (32% Trump/65% Biden en 2020) cependant que la répartition du vote selon le sexe marquait déjà un écart entre l’effectif des femmes et des hommes latino-américains en 2020 (respectivement 30% et 36% pour Trump, soit 6 points d’écart). Pour lors, si l’adhésion des Latino-Américains au trumpisme va en progressant (+ 20% de 2020 à 2024), il est évident que cette tendance s’inscrit dans la continuité.
La croyance magique qui voit dans ce fait un changement de mentalité propre aux populations latino-américaines va peut-être vite en besogne. Si les slogans virilistes, masculinistes, la riposte démocrate à cette misogynie ont sans doute participé à la focalisation de l’opinion publique américaine sur la guerre des sexes, ailleurs, le fléau migratoire, il est pertinent de confronter ce fait inédit, inattendu d’une certaine manière, à une autre variable. La répartition du vote selon l’appartenance religieuse est à ce titre pertinent au regard notamment de la forte polarisation du vote démocrate, républicain selon la croyance religieuse. L’on constate ainsi que les protestants et catholiques ont largement plébiscité Trump (72% et 61% de l’effectif) tandis que les électeurs juifs, « sans croyance religieuse » et « autre religion » ont voté pour Harris (80%, 72%, 51%). Dans la mesure où les populations latino-américaines sont majoritairement de culture chrétienne, il n’est pas supprenant que cet effectif adhère davantage aux idées de Trump. Tout porte à penser que les populations latino-américaines (dont le suffrage est réparti équitablement entre Harris et Trump) adhèrent de plus en plus à l’opinion du groupe dominant les États-Unis (les blancs) avec lequel il partage la culture chrétienne. On pourrait nous rétorquer que les Afro-Américains partagent également la culture chrétienne avec le groupe dominant et que le vote pour Harris reste important au sein de cette minorité. Considérant que « le racisme aux États-Unis » fut le problème le plus important pour les électeurs démocrates en 2020 (87%), il n’est pas étonnant que la minorité afro-américaine de culture chrétienne continue à se démarquer du groupe dominant en votant largement pour les démocrates.
Quant aux minorités asiatiques et arabes (largement musulmanes), nul doute qu'elles aient choisi Trump pour sanctionner les démocrates. C'est un vote rancunier sans quoi, les minorités arabes par exemple, se seraient davantage orientées vers la candidate « vert » qui a récolté - de 25% des voix à Dearborne (contre +/-50 % pour Trump)…

Agrandissement : Illustration 1

Autre croyance magique, la question économique qui s’est révélée éminemment clivante. 91% des électeurs d’Harris estiment que « l’état de l’économie nationale » est « bon ou excellent » contre 8% seulement pour les électeurs de Trump. Inversement, 28% des électeurs d’Harris estiment que « l’état de l’économie nationale » est « mauvais » contre 70% des électeurs de « Trump ». Le clivage entre les deux camps est patent sur la question économique mais là encore, cette tendance s’inscrit dans la continuité des tendances de 2020

Agrandissement : Illustration 2

Si la presse a fustigé à juste titre le désintérêt des démocrates pour la question économique, l’Amérique besogneuse, confronter ces résultats à une autre variable révèle un autre enseignement. Si la question économique est saillante, lorsqu'on se penche sur la répartition du vote selon la classe de revenus, on constate que le vote pour les deux camps est relativement équilibré, et ce, dans toutes les classes de revenus. La tendance fut relativement similaire en 2020.

Agrandissement : Illustration 3

Ce qui en d'autres termes, laisse penser que c'est moins la paupérisation que la peur du déclassement qui a poussé des masses d'électeurs américains dans les bras de Trump. Si l’on tient compte du fait que les électeurs de Trump pensent dans leur grande majorité qu’il est un homme à poigne (« capacité de diriger » : 66%, « peut apporter le changement nécessaire » : 74%), que le rejet de l'immigration est viscéral chez ces mêmes électeurs (87% des électeurs de Trump pensent qu’il faut « déporter les sans-papiers »), il faut alors conclure que la société américaine traverse un épisode proto-fasciste, lequel est passablement patriarcal, traditionaliste et conservateur.
La mise en perspective de ces variables n’empêche pas le lecteur de mettre en lumière ce qui semble inédit dans les élections de 2024 ou du moins la donnée structurelle, celle qui donne à comprendre les nouvelles tendances électorales américaines : la politique de soutien à Israël. Pour en faire la démonstration, nous retiendrons ici deux variables : « le soutien des États-Unis à Israël » et la répartition du vote par classe d’âge

Agrandissement : Illustration 4


Première figure : 82% des électeurs de Trump (contre 17% des électeurs d’Harris) estiment que le soutien des États-Unis à Israël n’est pas assez fort. Rappelons que la Cour internationale de la Haye juge « plausible » le génocide en cours à Gaza. Un tel clivage sur les questions de politiques internationales est inédit aux États-Unis.
Seconde figure : avec une perte de 13 points (de Biden à Harris), les 18-29 ans ont nettement moins voté pour le camp démocrate, c’est une véritable défection. Visiblement la jeunesse américaine a boudé le camp démocrate, s'est même rabattu vers les Républicains (l'écart entre les deux partis n'est plus que de 11 points). Cet effectif pèse à peu près 15% du corps électoral soit un nombre considérable de voix perdues (plus de 60 millions d’Américains se situent dans cette tranche d’âge). Or, pourquoi les électeurs les plus jeunes ont rejeté les démocrates ? Personnellement je ne vois qu'une explication: c'est la conséquence de la répression des mobilisations propalestiniennes dans les campus universitaires
Dans l’attente de pouvoir examiner les données exhaustives de ces élections, les trois faits inédits de ces élections sont les suivants
- La victoire de Trump est moins le résultat d'une déferlante républicaine qu'une forte érosion des voix démocrates (en nombre absolu)
- Cette érosion s’explique notamment par la défection des jeunes électeurs (causes : répression dans les campus, politique internationale, inflation)
- Tout laisse penser que l’adhésion des minorités au trumpisme recoupe par bien des aspects le clivage qui préside la répartition du vote selon l’appartenance religieuse. A ce titre, dans une espèce de choc des civilisations qui ne dit pas son nom, le trumpisme s’oppose aux démocrates via la confrontation de deux blocs : les protestants et chrétiens d’une part, les minorités juives, musulmanes et les non croyants d’autre part. Dans la mesure où les démocrates ont largement soutenus la politique israélienne, on peut supposer que l'électorat juif américain continue à se solidariser des minorités ethniques en se distanciant du suprémacisme blanc (auquel adhère particulièrement les populations blanches non diplômées).
Il semble donc que la politique étrangère des démocrates soit bien plus importante qu'on ne le croit. C'est elle qui explique la défection des jeunes (toutes races confondues), le vote sanction des minorités de culture non chrétienne et la réduction des voix pro-démocrates...
[1] https://edition.cnn.com/interactive/2024/politics/2020-2016-exit-polls-2024-dg/
[2] https://edition.cnn.com/election/2024/exit-polls/national-results/general/president/0
[3] https://www.nbcnews.com/politics/2020-elections/exit-polls/