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Billet de blog 17 septembre 2025

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La guerre posthumaniste a débuté à Gaza

Depuis plus de sept cents jours, la bande de Gaza est frappée par des bombardements qui, à mesure qu’ils s’accumulent, semblent inscrire le peuple palestinien dans une mort pensée, programmée, frappée de cécité par-delà le bruit des images.

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Depuis plus de sept cents jours, la bande de Gaza est frappée par des bombardements qui, à mesure qu’ils s’accumulent, semblent inscrire le peuple palestinien dans une mort pensée, programmée, frappée de cécité par-delà le bruit des images. Des dizaines de milliers de civils, dont une proportion vertigineuse d’enfants, disparaissent dans un flot de ruines et de statistiques. Ces évènements qu’un journalisme sacrificiel rend visible en bravant la censure, n’accentue que davantage l’insensibilité des chancelleries occidentales à la condition palestinienne. Si nous invoquons ici la « condition palestinienne » en lieu et place de « peuple palestinien », c’est en raison de la dimension transhistorique accordée à la première occurrence.

Le génocide en cours à Gaza est méthodique, calculé, revêt un caractère multidimensionnel : destruction de la vie, des infrastructures, des vestiges historiques, des symboles culturels, identitaires et même de la corporéité du peuple palestinien. En d’autres termes, ce qui survit aux massacres de masse préservera la trace d’une commotion physique, psychique, mémorielle, inscrite dans le corps. Cette nécropolitique est planifiée, ce qui la rapproche - sans tout à fait se confondre avec elle - de la tragédie des camps de concentration.

Si dès 2024, la Cour Internationale de Justice évoque « un risque plausible de génocide » à Gaza assorti de « mesures conservatoires », chacun sait que cette institution n’a pas les moyens d’imposer sa conception du droit. Il lui faut au préalable l’aval d’un Conseil de sécurité (ONU) bloqué par les vetos successifs des USA. Voilà comment les vertus chèrement acquises par les institutions garantes du droit international (deux guerres mondiales tout de même !), mutent en simulacre. Conséquences : une plus grande défiance à l’égard des institutions internationales, une marche forcée vers un génocide couvert et filmé en attendant que la CIJ qualifie ou disqualifie son « caractère intentionnel », une prise de conscience du rapport colonial stagnant à l’endroit de l’arabité (le proxy-Qatar vient de l'apprendre à ses dépens !) et disons-le sans détour, des pays du Sud global. Exception faite de l’Espagne, de l’Irlande, on peut affirmer que la caution civilisationnelle concédée à l’État israélien aligne la plupart des chancelleries occidentales sur des postures confortant le statuquo. Cela va des déclarations d’indignation insipides et restées sans suite, à la réduction de la "catastrophe palestinienne" aux massacres du 07 octobre, telle qu’on peut la lire dans un récent article de presse de J.P. Filiu.

Les protestations et mobilisations existent pourtant, y compris en Israël, mais elles ne parviennent pas à fissurer l’appareil discursif et militaire qui légitime cette violence. Comment comprendre qu’une société dite « avancée », dotée d’institutions démocratiques et d’un débat intellectuel à peu près vigoureux, puisse maintenir une telle politique sans se dissoudre moralement de l’intérieur ? Encore que les études s’attelant aux conséquences des guerres asymétriques – on songe ici au syndrome du Vietnam – rendent compte de la fossilisation des expériences psychologiques introjetées et momentanément déconnectées des conséquences de la guerre. Si « l’identité narrative » se construit sur le souvenir, le « retour du boomerang » sera violent.

Une tentative de dépasser ce paradoxe revient à l’appréhender à l’aune d’un nouveau paradigme : la guerre posthumaniste. Elle se caractérise par quatre opérations conjointes : minéralisation de la vie palestinienne, « datafication » des cibles, « gamification » de la mise à mort, cadencement affectif neutralisant la perception des massacres de masse.

Minéralisation de la vie palestinienne : la première opération consiste à réduire le corps palestinien à des ruines ou à des données chiffrées. Le Palestinien.n.e mort n’apparaît plus comme sujet mais comme partie d’un décor d’effondrement, une matière sans vie. Les images médiatisées privilégient le champ de gravats, la poussière, les foules inertes, la statistique brute. Non que les cadavres, les corps mutilés ne soient exhibés par des médias alternatifs mais en raison du tropisme qui couvre l’ensemble de ces évènements, sorte de « plan d’ensemble » que prennent des images tendant à substituer le sujet doté d’affections par une masse absconse de ruines, de linceuls blancs, endiguant l’identification du spectateur à la souffrance palestinienne. La pensée naïve fonctionne par analogie. S’il en est ainsi, comment l’autre pourrait-il raisonner en nous-mêmes tandis que notre vision est troublée par le rabâchage de chiffres, de ruines, des plans aériens ? Ici s’opère une réification extrême : la vie perd son visage et devient matériau neutre.

Par « vie nue », Agamben définit l’individu privé de ses droits, réduit à l’existence biologique, exposé à l’arbitraire du souverain. À Gaza, on peut affirmer sans trop se tromper que la guerre posthumaniste pousse la « vie nue » vers son ultime retranchement : la négation de l’expression biologique en la forme d’une minéralisation de la condition organique palestinienne. Bref, la souffrance collective se transforme en abstraction au détour de massacres traités en données quantifiables, données de gestion. La mort, ainsi minéralisée, perd sa capacité de résonance morale, le Palestinien se confond imperceptiblement dans le décor qui l’environne, les bâtiments en ruine sont une tautologie de son être.

Datafication des cibles palestiniennes : la seconde opération réside dans la transformation de l’ennemi en profil numérique. La guerre moderne repose sur des capteurs, des réseaux de surveillance, l’IA de ciblage. Le Palestinien n’est plus une personne mais un signal : une empreinte thermique, une co-présence cartographiée, un graphique esquissé, un motif algorithmique. Cette datafication délègue la décision létale à des chaînes techno-bureaucratique. Chomsky y verrait un prolongement de l’ingénierie du consentement, puisque la justification publique des massacres de masse s’appuie sur ces indicateurs « objectifs », rationnels qui naturalisent la violence. L’ennemi est devenu une équation : tuer revient à clore un calcul, à finaliser une étude de fonction à la décimale près.

La datafication des cibles palestiniennes opère sans empathie, elle neutralise la dialectique (puisque la marge d’erreur est déjà prise en compte). Elle rappelle ce que H. Marcuse enseignait de « l’opérationnalité » qu’il appréhendait comme le moyen et la fin de la raison instrumentale (l’opérationnel comme idéologie si l’on veut). En langage plus accessible, disons que si une autoroute flambant neuve peut traverser efficacement un relief sinueux (eu égard à son mode opératoire), elle impose simultanément au conducteur les haltes et décors auxquels il devra se confronter. Comme on peut le constater, c’est la dialectique en elle-même qui est neutralisée par la datafication des cibles ou plus concrètement, l’impossibilité pour la cible d’échapper au mode opératoire de l’intelligence artificielle, qu’il soit dans l’espace public ou dans sa salle de bain. Cette ultraprésence de la technologie confère une dimension ubiquiste aux nouvelles pratiques de la guerre, le civil et le soldat se mêlent dans le flux de données numériques standardisées.

Gamification des massacres de masse : la troisième opération est la gamification létale. Les guerres par drones, opérées depuis des containers climatisés ou des salles de commandement, placent le soldat dans une posture d’interface. Tuer consiste à cliquer sur une cible vidéo comme un adolescent appuie sur une console. La désensibilisation est renforcée ici par la distance physique, l’absence de risque, la ressemblance avec l’univers du jeu est frappante. Baudrillard parlerait ici de simulacre : la guerre devient simulation d’elle-même, flux d’images qui s’autonomisent du réel. Dans cette configuration, l’opérateur peut tuer puis, faire la vaisselle. Pire encore, il peut abattre sa cible en écoutant son clip préféré, la proximité du divertissement et de la mise à mort étant le symptôme le plus glaçant de ce glissement. Or, les études s’attelant au « divertissement » des meurtres de masse ne sont pas encore divulguées. Quelles traces resteront de ces expériences psychologiques ? Comment peut-on prendre conscience de la souffrance d’autrui quand on est coupé du praticable de la guerre ? Quelle sorte de syndrome posttraumatique lèguera une expérience de la guerre médiatisée et dédramatisée par la technologie numérique ?

Cadencement affectif ou la locomotive des émotions : la quatrième opération concerne le rapport affectif du spectateur. Les flux médiatiques diffusent des images intenses, mais leur accélération et leur répétition produisent une obsolescence rapide de l’indignation. Le public, submergé, traverse des séquences émotionnelles brèves, très fortes et cadencées : choc, compassion, fatigue morale, saturation, oubli. Ce processus évoque le rythme d’une chaîne de production fordiste : la souffrance palestinienne devient un produit standardisé, fragmenté, consommé avant d’être remplacé. Baudrillard parlerait d’une consommation d’images tragiques que rend bien la métaphore de la locomotive, plus exactement encore, la mise en marche de la locomotive : souffle cadencé d’images qui réactive périodiquement l’indignation sans jamais la stabiliser. On peut résumer cette logique émotionnelle en trois temps : a) impulsion (confrontation du spectateur à une image d’une violence extrême), b) expansion (image partagée avec les autres, indignation évoluant en crescendo) – c) inertie (banalisation de l’image suivie d’un sentiment d’impuissance dans l’attente la prochaine séquence). Le résultat est une normalisation de la violence par épuisement émotionnel.

Ces quatre opérations ne sont pas indépendantes l’une de l’autre, elles forment une chaîne systémique. La vie palestinienne est minéralisée par sa transsubstantiation quartzique, chiffrée, réduite à un signal qui en fait une cible ubiquiste, exécutée par gamification, puis digérée par cadencement affectif. À chaque étape, un niveau de désindexation morale s’ajoute, jusqu’à produire une violence qui ne tremble plus d’elle-même. La société israélienne se retrouve ainsi dans un paradoxe. D’un côté, des voix critiques (intellectuels, journaux comme Haaretz) dénoncent la barbarie. De l’autre, le système politico-militaire absorbe ces critiques dans un cadre institutionnel justifiant sa vitalité démocratique sans jamais fissurer le mode opératoire de la guerre posthumaniste. Bref, la critique est assujettie au mode opératoire des nouvelles pratiques de la guerre menant l’ensemble de la société israélienne vers l’abîme.

Ainsi, la guerre menée à Gaza ne peut être réduite à un simple conflit géopolitique, une entreprise coloniale (ce qu'elle est de fait depuis 75 ans) ou à la notion tronquée de « conflit israélo-palestinien ». Elle révèle une mutation profonde des manières de faire la guerre. À travers la minéralisation, la datafication, la gamification et le cadencement affectif générant l’apathie collective, la mort est administrée comme flux plutôt que vécue comme événement tragique. Cette dérive éthique n’épargne ni les Palestiniens, ni les Israéliens. C’est même ce mécanisme qui explique l’étrange paradoxe psychologique actuel : une société peut massacrer des dizaines de milliers d’enfants sans se dissoudre intérieurement, parce que les médiations techniques, symboliques et affectives neutralisent l’expérience directe de cette violence. Plus que jamais, l’humanité doit renouer avec le sens du tragique et du sacré.

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