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Billet de blog 20 septembre 2024

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Kaizen ou la disparition du réel

Le documentaire d'Inoxtag n’est pas l’écho d’une sorte de « jeunisme émergeant » mais plutôt l’inverse : il signe le glas des générations attendant du documentaire le précepte néoréaliste : « le cinéma doit se faire le témoin de la réalité ».

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Martin Scorsese juge un bon film à son rythme. Il visionne donc les films en coupant le son. Faites l’expérience avec Kaizen, le résultat est bluffant. Le long métrage retraçant l’ascension d’Inoxtag sur l’Everest est époustouflant. Mais quel crédit accordé à un jeune adulé dès l’enfance pour avoir filmé ses performances de jeu  dans « My Craft » ? Aucune a priori si la technique ne venait jouer ici les trouble-fêtes. Pour le dire sans détour, le documentaire plagie le style Marvell. « Spectacle intégré »1 ou œuvre à part entière, jeunisme ou « parc d’attraction »2, nul ne peut nier que la bande son, les prises de vue, le montage de Kaizen atteignent des sommets de performance, sorte de variante française des blockbusters imaginés, pensés et réalisés pour exploser le box-office. C’est d’abord une histoire de son. Adorno observait dès les années 50 le caractère répliquant des grosses productions cinématographiques américaines, rabâchage des mêmes recettes confortant chez le spectateur le « statuquo ».

D’évidence, le youtubeur a su s’entourer de vrais talents pour filmer sa vertigineuse ascension (physique et virtuelle). Cette caractéristique à elle seule contraste avec le côté nonchalant et faussement candide d’Inoxtag (bien que). Ne pas se fier aux apparences donc. Kaizen est un produit de « l’industrie culturelle » de son temps. Les codes marketing, de promotion, de diffusion sont parfaitement maîtrisés par l’équipe du tournage et ses protagonistes. Le documentaire d'Inas n’est pas l’écho d’une sorte de « jeunisme émergeant » mais plutôt l’inverse : il signe le glas des générations attendant du documentaire le précepte néoréaliste : « le cinéma doit se faire le témoin de la réalité ». Kaizen n’est pas tout cela mais il est à l’heure. Sa technique, sa diffusion et son mode de consommation sont modernes (au sens baudelairien du terme), le projet déploie au grand jour « les aspérités d’une époque ».

Illustration 1

La viralité du documentaire en a étonné plus d’un et pour cause : 25 millions de vues sur YouTube, 300.000 entrées au cinéma. Le rédacteur en chef du journal le Monde n’en revient pas 3 : « Pourquoi un public intensément jeune a-t-il payé une place de cinéma pour le documentaire de l’influenceur, qu’il pouvait voir gratuitement le lendemain sur YouTube ? ». D’autres, - à l’instar d’un billet publié récemment sur Mediapart 4- considèrent que le film perpétue : « l’idéologie de la performance », « l’illusion méritocratique ». L’observation est juste, encore que le spectateur ne puisse s’épargner un paradoxe en visionnant le film : Inoxtag est bouleversant de sincérité cependant que le projet dessert une ascension soigneusement mise en scène, simulacre où le dépassement de soi donne étrangement le change à un héros sombrant littéralement dans la dépression après le climax du film. L’Everest est vaincu cependant qu’Inoxtag achève sa palpitante odyssée par une retraite esseulée à Cuba. Le grand explorateur Amundsen mute en Robinson. Pourquoi ce besoin de ressentir seul après tant de prises de risque, tant d’adrénaline, tant de liens d’interdépendance ? Cet abord psychologisant peut paraître pédant mais il couve à mon sens le naufrage d’une génération et même le sens d’une époque.

Certains lecteurs savent peut-être que les films de « montagne » ont été fort exploités dans le cinéma allemand des années 30. Krakauer appréhendait le succès de ces films à l’aune de leur capacité à impulser des désirs de transcendance, particulièrement au sein des petites classes moyennes déclassées de l’Allemagne d’avant-guerre. Dans le sens contraire, les films qui mettaient en scène les forces du destin (Fritz Lang) couvaient les lamentations des petits employés aspirant à retourner dans le « giron maternel » (régression). Ne versons pas ici dans l’intellectualisme. Disons plus trivialement que si Kaizen restitue l’ascension spectaculaire d’un enfant d’immigré sur l’Everest, il parle plus fondamentalement d’une jeunesse privée d’horizon et de points de repères. A-t-on à faire à une catharsis ? L’hypothèse eut été vraie si le médium, à l’image du cinéma allemand d’avant-guerre, servait entièrement la vision du cinéaste. Or, une part importante de la dimension symbolique, du succès même de Kaizer, échappent à son auteur.

Pour les générations comme moi qui ont connu le monde d’avant internet, un retour critique – du moins est-ce le mien - sur les inconvénients de cette grande avancée technologique ne peut passer à côté de deux sinistres conséquences : a) internet est vecteur d’une ubiquité par laquelle le monde global interfère et s’intrique instantanément dans la sphère locale. Dit plus simplement, en deux cliques, chacun a la capacité de s’ouvrir une fenêtre sur les quatre coins du monde ; b) internet a généré un « narcissisme de la cruauté » retranchant progressivement l’internaute vers ses bas instincts. Les algorithmes numériques nourrissent ardemment cette tendance au regard de la traçabilité et de l’exploitation que l’AI fait des empruntes numériques. Faut-il s’étonner dans ces conditions que les générations 2.0 basculent dans l’illusion ? Que l’identité-ipsé5 (serments et promesses intérieures) incline à la représentation fantasmatique de soi, laquelle effectivement, ne définit plus qu’une exaltation de la performance refusant l’échec et la dialectique. Mais quel horizon reste-t-il à une jeunesse à laquelle on refuse symboliquement, virtuellement et factuellement la négativité ? Le film d’Inoxtag donne une réponse déchirante à ces questions. Ce message est parfois surjoué, passe les malaises éprouvés durant l’expédition sous silence mais il dessine un monde. Bref, le réalisateur propose une utopie servie par une foi niaise et sincère. Le message est simple : Inoxtag comme la jeunesse cherche à se délivrer de la béance. Son film révèle la beauté du peuple Sherpa qui lui grimpe la montagne au péril de sa vie, n’a pas le luxe du simulacre. Mathis l’a bien compris, Inoxtag est en passe de le comprendre.

J’ai vu et revu le film avec mon fils de 12 ans. Sans doute que cette bande de joyeux lurons entretient les illusions d’une jeunesse privée du réel et de ses frontières. D’un mot : « prenez-vous en main, croyez en vos rêves, vous gravirez l’Everest ». Le stratagème se fait encore plus ressentir à l’endroit de Mathis, second héros du film, guide de montagne réincarnant les mots de Marcel Mauss : « La principale utilité que je vois à mon alpinisme d'autrefois fut cette éducation de mon sang-froid »6. Pour être un amateur moi-même des randonnées et des expéditions solitaires, d’instinct je sais que l’abnégation ascétique qui rayonne en Mathis cadre mal avec ce subterfuge d’ascension. On est obligé d’admettre qu’Inoxtag lui inspire confiance.

En bon critique de la postmodernité, Jean Baudrillard enseignait : « la disparition du réel ». L’auteur soulignait qu’en plus de déformer le réel, l’image va jusqu’à la faire disparaître si on la reporte à l’écoulement naturel du temps. Bref, en figeant l’instant, la photo fait disparaître le réel en cours substituée par sa représentation.

Faut-il fustiger Inoxtag pour sa représentation subjective de l’ascension de l’Everest ? N’est-il pas le fruit d’une génération dépossédée du réel ? N’est-il pas le rejeton d’une jeunesse désincarnée par les technologies virtuelles ?

1 Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, 2018

2 Jugement de Scorsese sur les productions Marvell

3 https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/20/kaizen-est-hors-la-loi-mais-un-proces-aurait-un-effet-desastreux-pour-le-milieu-du-cinema-qui-serait-accuse-d-etre-antijeunes_6324997_3232.html

4 https://blogs.mediapart.fr/el-moumsy-taha-g/blog/170924/inoxtag-ascension-de-l-everest-ideologie-de-la-performance-et-illusion-meritocratique

5 Concept faisant référence aux travaux ricoeurdien centrés sur l’identité narrative

6 http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/6_Techniques_corps/techniques_corps.pdf

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