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Billet de blog 24 juillet 2015

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Sirizi (as we knew it), c'est f-i-n-i.

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Sirizi (as we knew it), c'est f-i-n-i.
Face à la bérézina politique, c'est-à-dire intellectuelle, des professeurs

"Il plie mais point ne rompt". Tel est le paratonnerre de modèle La Fontaine sous lequel s'abritent Balibar, Mezzadra et Wolf (ci-après, BMW) pour trouver des vertus à la débandade pure et simple dans un article-fleuve récent[1] consacré à la crise grecque, et aussi bien amorcé que désastreusement conclu. Ce texte égrène le chapelet admirablement idéal-typique des symptômes de ce qu'il faudra un jour qualifier de justificationnite aiguë, cette maladie dont l'euro-progressisme à la papa, heureusement en voie de disparition, fait sa spécialité, pour ainsi dire. Faut-il confesser la lassitude que nous suscite ce morceau de couardise étayée qui fait le fonds de la social-démocratie depuis qu'elle vota les crédits de guerre en 1914 pour précipiter le XXe siècle, en l'absence remarquable de méchants nazis et bolcheviks à tout faire, dans sa première vaste boucherie 'démocratique' - boucherie dont l'historien anglo-canadien Gabriel Kolko estimait les dégâts à trente millions de victimes humaines (directes et indirectes confondues)? Soyons sûrs qu'il ne manqua aucun chantage à l'arsenal de nos ours savants de l'époque pour assurer que sans eux, ce serait pire. N'importe quelle clique PS au gouvernement n'importe où en Europe – enfin, en France - ne dit pas autre chose aujourd'hui.

Mon mandat, ton mandat, son mandat, etc.

La gauche marxiste bon-teint-mais-point-trop-n'en-faut, qui appelait à voter Royal (sans jeu de mots) il n'y a pas si longtemps encore et n'hésite pas à gratifier le qualificatif 'marxiste' de guillemets infamants dès qu'il s'agit de stigmatiser des représentants plus courageux – hasardons l'euphémisme compassionnel – de la résistance à l'extinction de l'espèce (grecque pour commencer), a toujours fait un représentant de commerce de premier ordre pour tous les marchands de camisoles de force en tout genre, pour peu qu'on pût prétendre pour la marchandise en question à tous les gages de compatibilité avec un progrès immanquablement envisagé sur la très longue durée. Dans un remarquable et systématique renversement de perspective, dès qu'un mouvement social prend de l'ampleur et, surtout, trouve un relais politique dans l'arène centrale et adverse de l'État, toute hardiesse est présentée comme de la témérité, toute audace, comme de l'intempérance, toute embardée décisive comme propension échevelée à l'aventure, toujours inconsidérée ; tout risque est dit incalculé, et la servilité des pleutres s'avance gravement comme le sage courage des gens raisonnables. Faites confiance à ceux qui savent que l'on peut faire confiance à l'Histoire, qui fait confiance à ses plus émérites porte-parole - tel est le fin mot de la collaboration au capitalisme au sein même des classes laborieuses, depuis que le mouvement ouvrier a cessé de mouvoir quoi que ce soit en direction de la sortie de ce non-monde machiniste en passe de céder la place aux scorpions du monde entier.

Faut-il dès lors s'étonner que l'on ne trouve rien de plus précipité pour rabrouer les tenants du Grexit interne (c'est-à-dire décidé et piloté par la gouvernement grec lui-même) que de brandir (et lancer ?) la tarte à la crème du mandat électoral populaire ? Mais bon sang ! Où avions-nous donc la tête ? Si dans un premier temps, BMW reconnaît que « Tsipras maintenait que son mandat, et la proposition qu’il soumettait au vote, était à la fois le maintien dans l’eurozone et le refus de l’austérité", il va sans dire que, puisque le Grexit contrarie le cours glorieux bien que sanglant de l'Histoire, à choisir entre procéder dans l'ethnocide en cours ou renvoyer à l'enfer dont elle provient la marque indélébile de l'unité européenne, sa monnaie, sacrebleu!, puisqu'aucune vie n'était possible avant l'euro, ni même aucune Europe, semble-t-il, c'est notoire, eh bien, la conclusion s'impose: " ' notre mandat  n’est pas la sortie de l’Europe' (dixit Tsipras, cité par BMW, ndjfg) dont ne veut pas, dans son immense majorité, le peuple grec".

La messe est dite. L'on continuera de faire cracher le sang à une population exsangue (classes dominantes exclues - 'ne ruinons pas les racines de la prospérité', croirait-on même entendre en sourdine), écorchée vive sur l'autel de l'intégration européenne. Puisqu'on vous dit que l'immense majorité ne veut pas de la sortie!  La politique ne serait-elle donc que le neutre véhicule de la vox populi? Aucun supplément de pensée ne lui serait-il donc autorisé, aucune efficacité propre? On s'est toujours lamenté à droite comme à gauche de la non-observation des mandats populaires, d'une déficience politique, d'une incapacité à relayer les aspirations populaires, quelles qu'elles soient, pourtant rencontrées par les promesses programmatiques. Pourquoi ne pas envisager non plus une sous-évaluation ou une contravention au mandat, mais son dépassement dans le sens de davantage d'émancipation? Sans doute, la sortie de l'euro était-elle explicitement bannie; il y aurait donc formellement contravention. Le Grexit, dans ce sens, serait moins un supplément qu'un renoncement et même une contradiction. Mais les cinq longs mois de non-négociations n'ont-ils eu aucune vertu pédagogique? N'ont-ils pas démontré tout à la fois la ferme intention de la part du gouvernement grec de s'en tenir au mandat et l'impossibilité de le faire?[2] Le gouvernement apprenant (à supposer qu'il apprît sincèrement quoi que ce soit) ne pourrait-il faire part de son apprentissage à ses mandataires?

De manière générale, la politique ne peut-elle s'autoriser aucun excès de pensée par rapport à l'opinion – dans le cas extrême et extrêmement rare d'un processus d'émancipation -, fût-elle celle de ses électeurs? Du reste, cette opinion, sanctifiée par BMW, ne porte-t-elle pas régulièrement au pouvoir, ailleurs, des équipes détestables? Niera-t-on que Syriza prospère entre autres grâce aux voix des déçus du clientélisme passé, qui ne réclament que le rétablissement du statu quo ante, et point ne s'embarrassent de transformations d'aucune sorte? Nulle entreprise pédagogique n'est-elle requise vis-à-vis de cette frange de l'électorat, qui se soucie de l'éco-socialisme de Syriza comme d'une guigne?

Ne peut-on pas songer à une dialectique pédagogique, une fécondation réciproque entre politique et mouvement social, surtout quand ce dernier se prononce massivement en faveur de partis censés relayer ses aspirations? Toute la politique Syriza s'épuiserait-elle donc dans le programme de Thessalonique? Ne s'agirait-il donc que de retraites, de TVA, de  salaires? À quoi bon dès lors un projet de transformation sociale, à quoi bon l'éco-socialisme, le féminisme[3]? Hasardera-t-on des promesses plus hardies aux prochaines élections? Et sur quelles bases, sinon les fruits de la leçon de choses passée? Mais cette surenchère supposerait précisément le supplément d'initiative proprement gouvernementale que l'on se refusait tout à l'heure, et dont on ne voit plus guère dès lors pourquoi l'on se le refusait.

L'éco-socialisme de Syriza propose de rompre la cage d'acier du capitalisme et de défaire l'esprit de soumission corollaire. Les élections auxquelles il participe participent aussi du dispositif de soumission. Il ne saurait être question de s'en servir comme du reste aucun parti conservateur (de gauche ou de droite) n'a jamais songé à s'en servir, à savoir: en s'en tenant de manière rigide et pointilleuse aux termes exacts des engagements pris. Syriza donnerait dans le populisme en faisant accroire ce genre de choses. Mais dès lors, pourquoi ne pas envisager un dépassement ambitieux de ces engagements, plutôt qu'une révision au rabais, ou, pire, un reniement pur et simple? Si l'on concède quelque vertu à la capacité d'apprentissage et d'initiative d'un gouvernement se réclamant de l'émancipation, même une contravention formelle (car la mise à l'écart du Grexit était explicite) pourrait s'interpréter comme une avancée, d'autant qu'elle trouverait amplement à se justifier de l'expérience de gouvernement engrangée depuis les élections. Mais c'est ce qui est hors de question pour BMW.

Renversement orwellien et destruction du langage

La pire reculade ou, pour mieux dire, la capitulation pure et simple (cf. Sapir[4], qui a le culot, lui, comme Romaric Godin[5], de changer d'opinion) est donc présentée par BMW comme de la conséquence et l'illustration de l'art de « plier, sans céder pour autant sur les principes ». Une fois le pli pris, qu'il nous soit permis de ne pas le distinguer de la courbure. Il n'est plus même assez de toutes les vertus pour parer l'ami de Guy Verhofstadt, qui se révèle ainsi au monde entier un parangon de parrhèsia, ce courage proprement philosophique qui tient à dire la vérité, la véridicité même. De fait, lorsque Tsipras reconnaît que le plan tout juste subi est le pire à l'exception de tous les autres, il confesse honorablement la lâcheté de sa délégation. Nous ne lui jetons d'ailleurs pas la pierre pour le fait même de la capitulation : d'abord, nous ne faisons profession que de penser, pas de politique, et le seul risque auquel nous nous exposons, les seuls déboires en réalité que nous ayons à subir, fort modestes, sont au mieux l'isolement, le mépris et l'indifférence, au pire, l'opprobre et la haine, mais jamais – jusqu'ici du moins - nous n'entrons directement dans la zone des balles perdues[6] ; ensuite, quelle équipe politique aujourd'hui pourrait se targuer de résister à un pareil orage d'intimidations pendant cinq longs mois, voire, à Rubicon franchi, à la crainte de la mort ? Tsipras & Co ont démontré un certain courage, médiocre mais certain[7].

Ce qui est ici en cause est la jobardise de qui prétend transformer la société, et surtout le renversement du sens des mots opéré en pleine déconfiture : aussi bien chez nos encenseurs de la ruse infinie, trop fine pour être détectée du grossier sens commun (celui de ce qui reste d'intellectualité effectivement c'est-à-dire lucidement favorable à l'émancipation, pas celui du l'électorat tout-puissant et sacro-saint, sauf quand, comme partout ailleurs en Europe, il vote fasciste ou national-xénophobe ou néolibéral ou les trois à la fois), aussi bien chez BMW, donc, que chez notre apprenti rhéteur grec. Car lui non plus n'est pas en reste lorsqu'il s'agit renverser le sens de la situation et de donner une importante contribution à la destruction du langage[8] : « nous ne serons pas des lâches et nous mènerons avec détermination les batailles que nous avons devant nous » , proclame-t-il une semaine après avoir assuré que "la lutte continuait" au lendemain du 13 juillet - au lendemain de Bérézina. En regard de pareil retournement, la provocation de ses adversaires – "sortez le plan B si vous en avez" – n'est que vulgaire mauvaise foi, cruelle il est vrai (pour Varoufakis en particulier, qui disposait effectivement, c'est chose sue de tous depuis peu, d'un plan de rechange destiné au rejet de ses collègues modérés, c'est-à-dire de ces mollassons qui se mêlent de diriger les autres mais ne peuvent s'empêcher de voir toujours que la modération est de mise et s'acharnent à ne rien tenter alors même que le bateau coule[9]). Dans le langage châtié de BMW, un tel plastronnage s'appelle "dialectique d’application et de résistance". Nous vivons une époque formidable.

Le mépris, gage de déficience

Mais tout cela n'est que vieille cuisine de ces professionnels ès daladiérisme appliqué, qui fait immanquablement passer l'aplatissement pour de la sagesse rusée et profonde. Le comble s'atteint quand il s'agit, pour des philosophes!, d'éconduire comme de petits écoliers ce que la gent des économistes compte de plus qualifié et combatif, afin de discréditer, du moins censément, toute projection de sortie de l'euro. Ainsi Lordon, Sapir, Lapavitsas ou même Krugman, sans parler de Varoufakis en personne, passent pour des guignols. Que d'autres philosophes, comme Kouvélakis, se soient prononcés dès le début pour la sortie ne compte évidemment même pas. Conformément à la logique renversée dont nous venons d'admirer les somptueux ravages, nous apprenons que la décision, c'est 'le pire', la lucidité, 'l'impertinence', l'innovation, 'profonde inconscience'. Tel est le cocktail que des professeurs s'improvisant leaders d'opinion - à leurs risques et périls!- entendent faire déglutir à nos valeureux économistes. Il faut ici laisser la parole à BMW pour le croire: "de l’autre côté, les perspectives d’utilisation positive (et même conquérante) du « Grexit », agitées par des représentants de l’aile « marxiste » de Syriza ainsi que par des théoriciens d’extrême droite et d’extrême gauche en Europe, n’ont jamais eu la moindre pertinence ni la moindre chance de succès. (...) elles se fondaient sur (...) une profonde inconscience des effets de la dévaluation sauvage et de la compétitivité à tout prix sur les conditions de vie des classes populaires. Il est vrai qu’on peut rétorquer que l’austérité est déjà insupportable et promet de s’aggraver, mais (...) en tout état de cause la politique du pire n’a pas de sens". Heureusement, même prétendument pensante, l'inanité entrée dans sa phase d'agression vis-à-vis de la pensée véritable, qui jamais ne laisse la donne inchangée ni ne bénit le cours ordinaire sous couvert de lent progrès et au mépris des plus douloureuses évidences, n'entame que son chant du cygne.

Jean-François Gava

Philosophe (Université libre de Bruxelles) et militant de VEGA (groupe parlementaire européen GUE/NGL). Il a publié notamment Autonomie ou capital, 2011. Il collabore étroitement avec l'essayiste Jonas Vigna Carafe (dernier ouvrage: L'hypothèse communaliste, 2012).


[1]http://blogs.mediapart.fr/blog/ebalibar/190715/etienne-balibar-sandro-mezzadra-frieder-otto-wolf-le-diktat-de-bruxelles-et-le-dilemme-de-syriza

[2]Certains d'entre nous formulaient même l'hypothèse que cette vertu démonstrative était recherchée dans le chef des négociateurs grecs, de telle sorte que ces derniers visaient dès le départ à montrer que prétendre s'en tenir au mandat à toute force devrait finir par les contraindre au vu et au su de tous à renoncer à sa mauvaise moitié, l'europhilia demens.

[3]Souvenons-nous que ces trois couleurs s'affichent bel et bien sur le drapeau du parti.

[4]http://russeurope.hypotheses.org/4102, après http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2015/07/10/31002-20150710ARTFIG00194-jacques-sapir-tsipras-a-t-il-capitule.php

[5]http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-ou-alexis-tsipras-veut-il-en-venir-491234.html, après à peu près tout ce que Godin écrit depuis février.

[6]Reconnaissons ici le forçage rhétorique car, le moment de l'affrontement venu, n'importe quel quidam sortant dans les rues, de l'épicier à l'employé, est susceptible d'y laisser la peau.

[7]Dans le cas de Varoufakis, il est grand, mais Varoufakis est un intellectuel passé en politique. La vérité ne lui fait pas peur, ni la mort, à ce qu'il semble. Loin de fuir la bataille, il ne s'est retiré que selon une ambition tactique. D'où qu'il se flatte, comme Heine jadis, de la haine de ses ennemis, donc de l'opprobre public, puisque les ennemis commandent. N'ayant que ça à se mettre sous la dent, il faut bien que les penseurs en prennent leur parti.

[8]Diagnostiquée avec force appareillage lacanien par J. Cl. Paye et T. Umay dans Au-delà de la propagande, inédit.

[9]Ici la métaphore sur-usitée du revolver sur la tempe est trompeuse – et a été de fait démasquée par Sapir: car il ne s'agissait pas – pas encore, sans doute – de cela dans les 'négociations', à ce stade fort primitif, il faut le dire, du conflit.

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