Le Front National a été créé en 1972 pour regrouper toutes les tendances de l'extrême-droite française. Aux élections présidentielles de 1974, il obtient 0,8 % des voix. En 1981, il ne parvient pas à recueillir suffisamment de parrainages pour se présenter mais il monte à 14 % des voix en 1988 et à 15 % en 1995. En 2002, il accède au second tour de l'élection présidentielle avec 17 % des voix : la gauche, sous le choc, doit se résoudre à voter pour Jacques Chirac, qui sera élu avec 82 % des voix. Le pire a été évité, mais le traumatisme a donné naissance à deux rejetons : le vote utile, garant de la présence d'un.e candidat.e de gauche au second tour, et en dernier recours le front républicain, rassemblement de la gauche et de la droite pour faire barrage à l'extrême-droite.

Aujourd’hui, les sirènes résonnent à nouveau, à juste titre. Depuis 2002, le FN a poursuivi sa progression et semble désormais pratiquement assuré d’accéder au second tour de l'élection présidentielle. Le candidat LR, ultralibéral, est mis en examen et l’alternative à laquelle on risque de devoir se résoudre est un autre candidat libéral, acteur de tout ce que la gauche a critiqué ces cinq dernières années. Fatalement, l’injonction du vote utile revient. Il faut se rassembler autour du candidat du PS, seul espoir que la gauche accède au second tour. A moins qu’il ne faille voter Macron dès le premier tour, mieux placé pour battre le FN au second. Si d’aventure c’était Fillon qui se trouvait face à Le Pen au second tour, il faudrait se résoudre à voter Fillon pour faire barrage au Front National. Celles et ceux qui refuseront ces concessions seront accusé.e.s d'être complices de la défaite de la gauche, de favoriser l’arrivée au pouvoir de l'extrême-droite et de mettre en danger la démocratie.
Mais le vote utile permet-il vraiment de faire gagner la gauche ? De faire barrage à l'extrême-droite et de préserver la démocratie ? Le vote utile est-il…utile ? Je prétends que non, et voici pourquoi.
Le vote utile escamote toute forme de radicalité
Qu’il s’agisse d’unir la gauche ou de de faire barrage au FN, pour l’élection à venir comme pour les élections passées, le rassemblement exigé se fait toujours au prix du même sacrifice : le lissage de toute critique radicale de l’ordre établi. Ainsi, on n’a pas vu le PS faire barrage au Front National en soutenant Jean-Luc Mélenchon lorsque ce dernier est allé s’opposer à Marine Le Pen, à l’élection municipale de Hénin-Beaumont. On a critiqué le refus de Mélenchon de faire partie de la même majorité gouvernementale que Manuel Valls et Myriam El Khomri, mais à peine a-t-on a envisagé que Benoit Hamon puisse construire sa majorité sans eux. On n'a pas non plus imaginé que le Parti Socialiste annule sa primaire quand les sondages créditaient -ce n'est plus le cas- n'importe quel.le gagnant.e de moins de voix que le leader des Insoumis. Je ne me fais pas l’avocat de Jean-Luc Mélenchon en particulier, car la question se pose en termes symétriques à l’extrême gauche : choisir de le soutenir, c’est sacrifier la critique radicale du capitalisme et un certain nombre de points cruciaux à l'espoir d’un second tour.
De la même manière, l’injonction de faire barrage à tout prix au Front National, y compris en soutenant un.e candidat.e ultralibéral.e, est assez malhonnête. Je ne conteste pas le caractère nauséabond de l’extrême droite en général et du FN en particulier et ne suis pas moins en colère qu’un.e autre à l’idée que son accès au pouvoir soit désormais plausible. Toutefois, l’exigence de faire soudain abstraction de tout autre critère que le racisme et d’apporter son soutien à quiconque n'a pas (ou de manière moins visible) ce défaut peut valoir quand on est social-démocrate, social-libéral.e (pour autant que cette association ait un sens) ou d’une manière générale quand on se reconnaît dans une gauche « modérée ». En revanche, si on considère que l’ultralibéralisme détruit autant de vies que le racisme et/ou que les oppressions racistes, sexistes, homophobes et autres sont favorisées par le capitalisme, on voit bien que voter pour un candidat libéral pour éviter le FN n’a aucun sens. Autrement dit : la prévalence du racisme sur toute autre considération politique n’est valable que dans le cadre d’une critique limitée d’un ordre établi qu'on trouve par ailleurs relativement satisfaisant.

Mon propos n’est pas ici de me faire le chantre de l’anticapitalisme ou de la radicalité. Toutefois, il faut bien reconnaître que le vote « utile » tel qu’on nous le propose contraint à renoncer complètement à toute critique radicale du système ou du quinquennat passé. Beaucoup de ses avocat.e.s semblent considérer que c’est un maigre sacrifice allant de soi, comme si la radicalité était un caprice de jeunes et d’olibrius un peu perché.e.s. Quoi qu’on pense des opinions respectives de la gauche plus ou moins radicale, il est évident qu’aucun rassemblement ne peut avoir lieu dans ce cadre condescendant. Au lieu de culpabiliser les citoyen.ne.s qui refusent le vote « utile » ou d’essayer de contraindre leur vote en limitant le nombre de candidatures, les partisan.e.s de tels rassemblements, pour la gauche ou contre l’extrême droite, feraient mieux d’œuvrer activement hors des périodes électorales pour faire en sorte que ces rassemblements aient un véritable sens idéologique et suscitent un vote d’adhésion authentique.
Le vote utile consacre le vote comme seul outil légitime de citoyenneté
Ceci m’amène à un autre problème du vote « utile ». Beaucoup de ses avocat.e.s semblent considérer le vote comme l’unique occasion de s’impliquer dans le bon fonctionnement de la société. Dans ces conditions, on comprend qu’ielles renoncent plus facilement à l’expression authentique de leurs opinions pour « empêcher le pire », mais qu'est-ce qui justifie ce postulat ? Il existe de très nombreuses façons de s’impliquer dans la vie collective et d’agir positivement sur la société : en votant certes, mais aussi en s’engageant dans la vie associative -politique ou non- par des dons ou du bénévolat, en militant dans un parti, un syndicat ou de manière autonome, en manifestant, en interpellant les élu.e.s, en signant des pétitions (d’une manière générale en exerçant un contrôle citoyen sur l’activité de nos élu.e.s), en boycottant les medias ou les émissions participant à la progression du FN, etc.
Tous ces moyens d’action sont aussi légitimes et plus directs que le vote, mais sont rarement mis en avant, au point que s'engager politiquement est considéré original au mieux, bizarre et pénible au pire. Beaucoup de ceux qui blâment les abstentionnistes et les votes minoritaires ne s’impliquent d’aucune manière dans le bon fonctionnement de la société en dehors des périodes électorales, mais ne craignent pas d’ouvrir des procès en non-citoyenneté et en égoïsme à celles et ceux qui refusent de « faire barrage au Front National » le jour de l’élection.

Il ne s'agit pas ici de culpabiliser les non-militant.e.s, mais de faire remarquer que le choix d’exprimer sa citoyenneté exclusivement par le vote n’est pas un choix allant de soi et qu’il existe d’autres façons de faire reculer l’extrême droite et/ou de s’engager sur des problématiques sociales. Le faire n’empêche d'ailleurs pas de voter « utile » si on le souhaite. Mais refuser de reconnaître la légitimité de ces formes d’engagement relève au mieux de malhonnêteté intellectuelle, au pire d’une condescendance détestable.
Le vote utile est antidémocratique
Or, cette condescendance n’est pas anodine car en discréditant toute critique radicale de l'ordre établi et tout autre engagement citoyen que le vote, on promeut de fait une société conservatrice et purement représentative. Une société dans laquelle le peuple, quoiqu’on veuille bien reconnaître les difficultés auxquelles il fait face, ne doit pas faire valoir ses intérêts autrement qu’en votant mais est tenu de voter « utile », c’est-à-dire pour les représentants raisonnables de la social-démocratie ou du libéralisme, garants de la démocratie face à l’extrême droite. Or, une part croissante de la population considère -et on les comprend- que ces représentants n’ont jamais défendu ni ne défendront jamais les intérêts des classes populaires. Il y a alors trois options :
- Céder à l’injonction autoritaire du vote « utile » et renoncer à défendre ces intérêts;
- Rallier les partis prônant un changement de société plus radical -de gauche ou de droite;
- Agir hors le champ électoral.
Le problème, c’est que la plupart des medias et des responsables politiques accréditent continuellement l’extrême droite avant d’expliquer soudain qu’il faut absolument l’éviter le jour de l’élection. Pendant ce temps, l’extrême gauche est ignorée ou culpabilisée -notamment en agitant exagérément la violence qui accompagne certaines revendications- par des responsables friands de discours autoritaires sur fond d’insécurité.

Dès lors, on voit bien que ce discours, loin de faire barrage à l’extrême-droite, ne peut que contribuer à sa progression : en présentant le vote comme seul moyen légitime de s’engager et en reprenant les thématiques de l’extrême-droite tout en discréditant la radicalité de gauche, on fait du Front National le débouché logique de la colère populaire.
Dans ce contexte, on admettra qu'il est malhonnête de coller la montée du FN sur le dos des abstentionnistes et des votes minoritaires. Celle-ci est tout simplement la conséquence de dizaines d'années de mépris des classes populaires par les dirigeant.e.s de droite et de gauche.

Celles et ceux qui veulent vraiment faire barrage à l'extrême-droite seraient bien inspiré.e.s de ne pas attendre son accession au pouvoir pour acter l'échec de cette stratégie. En s'impliquant personnellement, au jour le jour, pour en combattre les idées. En manifestant leur solidarité avec les victimes des politiques de droite et d'extrême-droite plus souvent qu'une fois tous les cinq ans, quand on a l'amabilité de bien vouloir demander leur avis. Sans cela, le vote « utile » n'est rien d'autre que le gardien d'un ordre social dans lequel les classes populaires n'ont aucune place, aucune possibilité de s'auto-représenter, aucun moyen d'exprimer leur colère sans être immédiatement condamnées. D'un ordre social dans lequel leur seul rôle est de choisir quelle personnalité, toujours issue des classes dominantes, va préserver cet ordre cinq ans de plus. D'un ordre social foncièrement antidémocratique.
Chacun étant libre de ses opinions, bon courage aux camarades qui se résoudront à ravaler leurs idéaux pour favoriser le rassemblement. Mais il existe aussi des raisons rationnelles de ne pas le faire, et accuser celles et ceux qui s'y refusent de favoriser l'extrême droite est simpliste, insultant et contre-productif.
Please, stop.