De là-haut, peut-être, tu nous regardes et tu dois bien te marrer. De ton petit sourire charmeur et carnassier qui, 20 ans après ton passage « du côté de la force » de l’esprit, reste encore parfaitement présent dans ma mémoire.
Momifié à la fin de ta vie. Quasi sanctifié aujourd’hui. Tu as réussi à écrire l’Histoire telle que tu l’avais souhaitée. Faisant de ta vie personnelle un roman. De ton parcours politique une épopée. De tes deux septennats une période définitivement référente pour la gauche :
1981-1995, 14 ans d’exercice du pouvoir. Un record de longévité absolu sous la 5ème République.
Cette Histoire, tu as eu surtout le temps de l’écrire. Toi le stratège du temps long de l’Histoire.
C'est devenu aujourd'hui "Notre Histoire", celle de la gauche de gouvernement. Celle de la gauche au pouvoir.
Maitre du temps tu l’as été : Définissant les termes de la conquête du pouvoir pensée dès le rapt du « nouveau parti socialiste » à Epinay en 71.
Le temps des promesses. Celles du programme commun. Celles du « changer la vie ». Et de l'empoisonnement du Parti Communiste que tu as su éteindre de mort lente, toi le Florentin machiavélique.
Puis vint le temps du triomphe. Car la victoire de Mai 81 doit beaucoup à la victoire d’un Homme. Ta victoire. Celle d'un César "démocrate" en quelque sorte.
Jack, qui a toujours eu le sens de la formule grandiloquente, nous l’avais bien dit : nous sommes passés de l’ombre (de l’opposition) à la lumière de la victoire de Mai 81.
Je m’en rappelle encore comme si c’était hier de cette belle victoire : A 7 ans, je l’ai apprise à la radio. J’ai pas tout compris alors. Trop jeune. Mais en entendant mon père exploser de joie j’ai compris que c’était important. Cette victoire la génération 68 l’avait tellement souhaitée.
Tellement attendue. Tu l’as si bien préparée et menée. Ce fut quasi orgasmique. Quelle libération d’énergies jusque-là tellement contenues… La gauche devra toujours t'être reconnaissante de l'avoir ainsi libérée. Libérée de l'opposition au pouvoir. Car on ne peut changer le cours de l'Histoire qu'en assumant le pouvoir.
Mais la gauche t'en voudra toujours de l'avoir égarée :
Car après le temps des changements (81-83) vint le temps vertigineux du pouvoir. Le temps vain. Celui de la tragédie. Celui de nos illusions perdues. Des promesses non tenues. Des errances coupables.
En deux septennats tu as réussi à nous faire définitivement passer de la lumière à l’ombre : Affairisme. Mensonges d’Etat. Ecoutes téléphoniques. « L’Inventaire » comportait une part d'ombre qui ferait passer "Dark Vador" pour un enfant de choeur à côté de toi.
Si je suis rentré en politique en 1993 c’est... malgré toi.
Je ne veux donc pas te dire merci.
Après la déroute historique de 1993, alors jeune étudiant à Aix en Provence, j’ai éprouvé le désir de me rendre utile : C’est quand la gauche est à terre qu’on doit se battre pour la relever. C’était ma foi naïve du charbonnier.
Celle de nombreux militants qui pensaient alors que faute de changer la vie, on pourrait peut-être changer la politique. Qu'il était plus que temps.
Car l’ombre paternaliste de « Tonton » commençait singulièrement à peser lourds sur nos épaules. Et « Tonton » flinguait tous les jours les espérances de la jeunesse.
Mon « Tonton » à l'époque s’appelait Michel. Michel Rocard.
Incarnation de la morale en politique. « Beautiful looser » de l’Histoire, héros de la « deuxième gauche », fin économiste, Michel aura été ton double parfait. Ton double moral quand tu étais profondément amoral.
En 1993, tu l'avais tué à nouveau. Après l'avoir usé à Matignon jusqu'à la trame.
En 93, la morale avait disparu des écrans radars de toute façon, tout était possible et permis :
Et pourtant... 20 ans après, c'est toujours de morale dont nous avons tragiquement besoin en politique :
De morale publique. Pour la transparence et contre les mensonges d’Etat. Les tiens François Mitterrand.
De morale civique. Pour ramener vers la vie politique le bataillon immense des abstentionnistes. Ceux que tu as déjà éloignés de nous à l’époque, François par les promesses non tenues et que tu as jetté dans les bras du Front National.
De morale laïque. Celle d’Alain Savary que tu as su si bien flinguer deux fois (A Epinay, puis en 83 face à la fronde des anti-laïquesen le lanchant en rase campagne).
De morale politique. Celle de Pierre Mendès France. Car « dire ce qu’on fait et faire ce qu’on dit » reste le mantra absolu d’une gauche qui assume dignement l’exercice des responsabilités.
Où que tu sois François aujourd’hui, je continue à t’en vouloir.
Et 20 ans après, je garde la mémoire de cette triste époque que certains aujourd’hui voudraient transformer en temps glorieux, en « horizon indépassable », dans un magnifique élan de réécriture pompière de notre histoire présidentielle.
L'Hyper présidence Mitterrandienne a donc aujourd'hui droit à son Hyper réécriture.
Je t’en veux toujours beaucoup de nous avoir fait tant de mal. D’avoir égaré la gauche. D’avoir tué l’idée de morale en politique.
Je suis de cette génération qui n'a pas besoin de nouvelle Idole à adorer. Je suis de cette génération qui a su tuer le père.
Et si je m’appelle Boris, à cause de Boris Vian, et si j’ai la rage quand je vois les cérémonies actuelles de célébration. Si je ressens de la colère face à la réécriture de ton Histoire, qui est aussi la nôtre. Je m’abstiendrais pourtant d’aller cracher sur ta tombe.
Mais qu’on ne me demande pas d’aller y déposer des roses.