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Billet de blog 18 janvier 2016

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La Pologne du PiS : A propos du film Katyn de Wajda et de son instrumentalisation

Retour vers le passé : En septembre 2007 sortait en Pologne le long-métrage d'Andrzej Wajda, Katyn. Un film "politique" sorti alors que les deux frères Kaczynski dirigent la Pologne (l'un à la présidence, l'autre comme premier ministre) et organisent méthodiquement leur politique de "lustration" du passé. Un article toujours actuel que j'ai publié en 2009 dans le n°32 de la revue Tausend Augen.

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Katyn de Wajda

Ou massacre dans une forêt de symboles

(Boris Faure)

En septembre 2007 sortait en Pologne le dernier long-métrage très attendu d’Andrzej Wajda, Katyn. Ce film revient sur l’un des épisodes les plus douloureux et les plus tabous de l’histoire polonaise. Il évoque en effet le tragique sort de plusieurs milliers d’officiers polonais prisonniers de l’Armée rouge et exécutés au printemps 1940 sur ordre de Staline dans la forêt de Katyn. Cet épisode particulièrement accablant du début de la Seconde Guerre mondiale a longtemps fait l’objet d’une habile occultation/manipulation de la part des pouvoirs communistes qui, jusqu’en 1989, attribuaient officiellement ce crime aux armées nazies. Wajda, dont le père fut exécuté d’une balle dans la nuque par le NKVD stalinien à Katyn, tente ici de faire toute la lumière sur cet obscur événement et poursuit ainsi, à plus de 81 ans, sa lecture de l’histoire polonaise.

Salué par la critique et nominé aux Oscars, Katyn créa l’événement en Pologne. Plus de 2 700 000 spectateurs polonais ont vu le film en salle, le plaçant au sommet du box-office national – juste derrière Shrek 3. On a pu lire ainsi, sous la plume de certains critiques enthousiastes,  que « Katyn rentrerait dans l’imagination de tous comme la représentation de la mort polonaise innocente » ou que « ce film sera vu par tout le monde »[1]. A quoi attribuer un tel succès unanime ? Et surtout, comment se fait-il qu’un sujet si polémique par le passé, rassemble aujourd’hui autour de lui un tel consensus apparent, en Pologne et à l’étranger ?

Comme nous allons tenter de le voir, le succès de Katyn n’est pas anodin et s’inscrit dans une logique idéologique, et même géostratégique, de premier ordre qui dépasse de loin l’événement historique de 1940. En effet, la sortie du film le 17 septembre 2007, date anniversaire de l’entrée de l’Armée rouge en Pologne, intervient dans un contexte politique chargé. Le gouvernement de la coalition nationaliste PiS[2], menée par les jumeaux Kaczynski, est alors en pleine campagne  législative pour les élections prévues en octobre, le pays semblant très divisé par les excès d’une coalition gouvernementale cherchant à restaurer la grandeur de la Pologne. L’année politique 2007 a par ailleurs été marquée par les tentatives de la coalition menée par PiS de régler ses comptes de manière brutale avec le passé communiste, notamment par le biais de la politique connue sous le nom de « lustration » qui a suscité de nombreuses polémiques parce qu’elle voulait obliger toutes les élites du pays (professeurs, fonctionnaires, journalistes) à déclarer si elles avaient collaboré avec les services secrets du régime communiste, et ceci dans le but d’exclure purement et simplement tous les indésirables ex-communistes des fonctions publiques et électives.

De la même façon, à l’échelle internationale, nous sommes en droit de nous demander dans quelle mesure cette mise en accusation des bourreaux soviétiques aujourd’hui n’a pas quelques résonnances avec le contexte international actuel. En effet, au moment où la Pologne cherche à définir sa place géopolitique aux frontières orientales d’une Union Européenne dont elle serait le garde barrière face à la Russie de Poutine, le succès de Katyn est là pour nous rappeler que toute œuvre filmique demeure étroitement liée à la société qui le produit et le reçoit. Autrement dit, que tout film – et a fortiori tout film historique – nous en apprend souvent plus sur l’époque de sa production (ici la Pologne de 2007) que sur l’époque du sujet traité (celle de 1940) – dixit Marc Ferro.

Officiers et martyrs, femmes et madones, la dimension religieuse des héros tragiques de Wajda

Le Général, le capitaine de cavalerie Andrzej, le lieutenant Jerzy et le lieutenant « Pilot » (lieutenant dans l’armée de l’air), représentés en buste sur l’affiche du film, sont les héros tragiques de cette chronique d’une mort annoncée. Trois d’entre eux finiront d’ailleurs froidement exécutés d’une balle dans la nuque, le seul officier qui échappe au massacre, vraisemblablement grâce à sa collaboration avec les soviétiques (même si l’ambiguïté demeure dans le récit), le lieutenant Jerzy,  finira par se suicider sous le poids de la culpabilité et du mensonge historique colporté dans l’après guerre sur ce massacre.

Wajda aime généralement représenter dans ses films des héros tragiques en prise avec l’Histoire : C’est le cas de l’ouvrier Birkut qui trouve la mort en manifestant contre le système communiste, le martyr emblématique de l’Homme de fer.  Ou des résistants du siège de Varsovie représentés dans Kanal qui finiront tous  par périr.  La beauté des charges héroïques des cavaliers de Lotna parait également bien vaine contre la puissance implacable des blindés allemands. Par le passé, il a d’ailleurs été reproché à de nombreuses reprises à Wajda son excessive fascination pour des héros qui finissent immanquablement défaits, vaincus, ou écrasés sous le poids tragique du rouleau compresseur de l’Histoire. Cette fascination pour la beauté de l’échec, pour les sacrifices consentis dans la douleur de la lutte nationale, cette apologie des héros romantiques  sont pour le polonais Wajda une perpétuelle source d’inspiration qui puise dans le parcours personnel du réalisateur, engagé à 16 ans dans la résistance polonaise, et qui réalisa beaucoup de films critiques à l’égard du communisme et finira d’ailleurs par s’engager aux côtés des leaders de Solidarnosc pour faire sortir le pays de l’expérience communiste. Cette fascination se nourrit également des sources littéraires et religieuses d’une Nation polonaise qui a toujours vu dans les romans classiques de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème (Ceux de Henryk Sienkiewicz, de Wladyslaw Reymont ou de Stefan Zeromski) et dans l’attachement au catholicisme, deux éléments de résistance et de perpétuation d’une nation pendant longtemps privée d’Etat (entre 1795 et 1920) ou soumise à l’emprise d’un Etat communiste autoritaire (1945-1989). La fascination pour le martyr des officiers de Katyn semble ainsi directement issue d’un ensemble de représentations judéo-chrétiennes dont les signes de religiosité parsèment le film comme des bornes visuelles du calvaire de ces officiers : Christ en croix mutilé dans l’hôpital de campagne où s’entassent les officiers vaincus au début du film, chant collectif du cantique de Noël entonné par des officiers prisonniers qui souffrent de l’éloignement avec leurs familles, confession auprès d’un aumônier militaire comme réconfort aux privations de la captivité, remise d’un chapelet à un officier en proie aux tourments, et enfin prières ferventes près des fosses communes juste avant de mourir. Le dernier plan du film est d’ailleurs le meilleur des emblèmes religieux : Alors que le corps du lieutenant Pilot finit d’être enseveli dans la fosse commune du massacre, sa main tremblante, qui tient fermement un crucifix, continue à se dresser hors de terre, dans un geste de défi tragique, marque ultime du martyr de ces officiers gravé pour l’éternité.  Le générique final du film se déroule alors sur la musique de l’oratorium de Penderecki « Requiem pour le repos éternel », comme pour accompagner les funérailles symboliques de ces morts sans sépulture. Dans le même ordre d’idée, la sœur du lieutenant Pilot cherchera ainsi à élever une stèle funéraire à son frère disparu à Katyn, sorte d’« in memoriam » familial rendu à ces morts dont le massacre restait occulté par les autorités de Pologne communiste d’après guerre.

Le traitement des personnages féminins du film semble lui aussi appartenir à un registre religieux et traditionnel qui les poserait en saintes ou en madones modernes, gardiennes du foyer en l’absence des hommes et gardienne de la mémoire des morts : Ainsi la femme du Général qui est campée dans une position digne et austère d’attente devant le portrait de son mari, et qui le soir du réveillon de Noël dresse un couvert pour l’époux absent. Ou la mère du capitaine Andrzej qui demeure dans l’espoir insensé du retour de son fils alors que les listes des officiers exécutés commencent à être divulguées. Par obéissance à son mari, la femme du capitaine Andrzej laisse s’embarquer l’officier dans les wagons de transport vers la captivité avec le reste de la troupe, alors que celui-ci aurait pu choisir de retourner avec sa famille. Le serment de fidélité du soldat à l’armée nationale impose à sa femme de subir une séparation douloureuse qu’elle finit par  accepter la mort dans l’âme. Cette même femme refusera la proposition en mariage d’un officier soviétique qui désirait ainsi la faire échapper à la déportation (un grand nombre de femmes d’officiers de Katyn résidant en zone soviétique ont ainsi dû subir la déportation en URSS) : elle l’affirme d’ailleurs fièrement pour exprimer son refus : « je suis la femme d’un officier polonais ». Même séparée de son mari qui a renoncé à elle pour rester avec les autres officiers prisonniers, même en proie au danger d’une déportation, elle demeure farouchement fidèle à son mariage et à son serment marital. L’image d’une femme traditionnelle fidèle dans l’épreuve venant naturellement renforcer le discours dominant. Dans la Pologne de 2007,  la condition féminine est parfois problématique,  en particulier au regard d’une législation sur l’avortement parmi les plus rigides d’Europe.

Une symbolique religieuse qui trouve des échos dans la Pologne des frères Kaczynski

Dans un pays qui continue à se réclamer d’une forte culture catholique au point de défendre l’inscription dans la Constitution Européenne de la mention du rôle de l’héritage chrétien en Europe, les nombreux symboles religieux et traditionnels contenus dans Katyn trouvent sûrement un écho positif chez de nombreux spectateurs polonais. Même si l’identité polonaise-catholique s’est fortement et rapidement diversifiée depuis l’effondrement du régime communiste, en particulier chez les jeunes qui ne se disent plus croyants qu’à 60% (contre 90% dans les années 80)[3], elle continue néanmoins à représenter une réalité pour les polonais de la génération de Wajda qui ont vu dans l’Eglise et dans le catholicisme un puissant instrument de résistance contre l’oppression communiste. La lutte pour la vérité et l’arrestation (hors champ) d’un chanoine opposé aux communistes dans le film n’est-il pas un hommage rendu à la lutte des prélats catholiques qui, tels le cardinal Wyszynski ou le Pape Jean Paul II, auront été les inspirateurs de la chute du  communisme en Pologne ?

Les frères Kaczynski chercheront d’ailleurs pendant la campagne électorale pour les législatives du 21 octobre 2007, à récupérer le vote catholique en tentant d’obtenir l’appui des évêques[4] pour qu’ils appellent à voter PiS – le primat de Pologne, le cardinal Glemp, se contentant d’appeler les fidèles à aller voter sans toutefois donner de consignes. Seuls les responsables de la fondamentaliste "Radio Maryja" appelleront à voter pour PiS dans une pure logique de propagande électorale.  L’enjeu du vote des catholiques dans cette élection fut donc crucial et Katyn a contribué au renforcement d’un climat idéologique exacerbé en période électorale. Une anecdote, racontée dans l’hebdomadaire de gauche Przeglad (daté du 26 septembre 2007), relève d’ailleurs qu’après la projection du film « quelqu’un était tellement touché qu’il s’est mis debout et a commencé à réciter le "notre père" ». Dans le même article est dénoncée la « finesse des propagandistes de PiS qui aident à renforcer la symbolique historique sur laquelle PiS créé sa pédagogie sociale » en utilisant ce film, sorti le jour anniversaire de l’invasion de la Pologne par les troupes soviétiques le 17 septembre 1939. Dans le climat de montée de l’individualisme et du faible sentiment d’unité dans la Pologne d’aujourd’hui « la nécessité d’une symbolique et de mots de ralliements qui permettraient d’avoir une unité nationale, même de surface » est renforcée. « Les idéologues du PiS comprennent cette nécessité et la synthèse la plus courte de ce symbole est la triade historique "Dieu, Honneur et Patrie" » [5] , cette devise constitue un des slogans politiques favoris du parti PiS et est à l’origine une des devises militaires les plus célèbres de l’armée polonaise.  La défense des « valeurs chrétiennes de la Pologne éternelle » est également un des axes de la réforme des programmes scolaires menée par le ministre proche de l’extrême droite Roman Giertych, entré au gouvernement en mai 2006 comme ministre de l’Education Nationale. 

On comprend que dans ce climat de compétition électorale, où le patriotisme militaire et le  nationalisme assis sur des bases religieuses furent utilisés en permanence par la coalition au pouvoir dans son entreprise de réélection, un film historique comme Katyn pouvait constituer une arme électorale efficace pour des dirigeants politiques sans réels scrupules. Le correspondant du Times en Pologne parla même « d’exploitation d’un film de guerre par les nationalistes pour susciter la haine à partir du passé »[6].

La représentation des bourreaux soviétiques et nazis, et les tentatives de récupération politique pour faire monter la fièvre mémorielle en période électorale

Malgré les intentions de neutralité et d’apolitisme réaffirmées à longueur d’interviews par Wajda, la coalition menée par PiS pouvait voir dans les figures des bourreaux soviétiques et nazis représentés dans le film un très bon moyen d’exciter l’hostilité de certains Polonais à l’égard de ses deux puissants voisins.  En effet, la politique étrangère du gouvernement Kaczynski se caractérise par un bras de fer avec l’Allemagne d’Angela Merkel sur la question controversée du dédommagement des Allemands de Pologne évacués en 1945, et par une franche hostilité à l’égard de la Russie de Poutine, formalisée par le veto polonais sur l’accord énergétique entre l’UE et la Russie et par les tensions vives avec Moscou sur la question du bouclier anti-missile financé par les américains sur le sol polonais. L’automne 2007 en Pologne est donc celui d’une crispation réelle vis-à-vis de « l’ogre Russe » et d’une forme de méfiance vis-à-vis de l’Allemagne.

La poignée de mains entre deux totalitarismes qui prennent la Pologne en tenaille

Le premier contact visuel avec les soviétiques et les nazis dans le film se fait assez rapidement, quand les officiers polonais vaincus assistent à une poignée de mains entre des officiers bolchéviques et des officiers nazis alors qu’ont lieu les préparatifs pour le transfert des prisonniers polonais vers des camps d’internement. Les officiers polonais à l’écran ironisent d’ailleurs sur cette amitié de circonstance, fruit historique du protocole secret du 23 Aout 1939 entre Ribbentrop et Molotov, en se demandant jusqu’à quand elle durera. L’accord entre l’Allemagne nazi et la Russie de Staline pour le dépeçage de la Pologne est donc clairement représenté à l’écran. Le dépeçage de la Pologne s’accompagne d’ailleurs d’une humiliation supplémentaire  : Deux hommes de troupes soviétiques déchirent sans ménagement le drapeau blanc et rouge de la Pologne : Si la partie rouge du tissu  est utilisée comme étendard Bolchévique, suspendu au mur de la gare où attendent les officiers prisonniers,  la partie Blanche du tissu servira à protéger les pieds du deuxième soviétique qui s’en sert donc de chaussettes : le symbole est clair : la Pologne en tant que pays indépendant n’existe plus : elle est déchirée, bafouée, littéralement foulée aux pieds.   

L’entente entre Soviétiques et nazis fait également l’objet d’une deuxième représentation symbolique importante : alors que la femme du capitaine Andrzej vient solliciter l’autorisation administrative de rejoindre Cracovie en zone allemande (le Sud de la Pologne avait été attribué à l’Allemagne qui l’administrait sous le nom de Gouvernement général), des officiers nazis et soviétiques sont attablés côte à côte pour recevoir et traiter les demandes. Si l’officier nazi fait montre d’un semblant d’humanité, et hésite à accorder l’autorisation, le soviétique oppose à la femme polonaise un refus catégorique et cynique : il se permet même de « faire la leçon » à la l’épouse du capitaine Andrzej qui en partant pour Cracovie s’éloignerait ainsi de son mari, une attitude jugée indigne d’une bonne épouse par le soviétique. Cette remarque devient particulièrement cruelle quand on songe au sort des officiers polonais qui seront exécutés par les soviétiques, et au sort de leurs épouses qui furent déportés en zones soviétiques.

Cette scène donne le ton général du film : Les bourreaux soviétiques sont représentés avec une absence totale d’humanité, la personnalité ou la psychologie des soviétiques ne sont d’ailleurs jamais développées dans le récit : Ils apparaissent à l’écran comme des Sentinelles martiales et figées perchées sur le wagon de transport des polonais, ou sous l’aspect de policiers du NKVD brutaux venus arrêter les femmes d’officiers. Ils sont représentés en arrière fond des scènes de captivité en tant que gardes du camp de Kozielsk où sont enfermés les officiers polonais. Le seul personnage qui fait exception dans le traitement du récit est l’officier soviétique qui tente de sauver la femme du capitaine Andrzej en lui proposant le mariage : On comprend rapidement que ce vieil officier charitable a lui-même été victime des purges staliniennes et qu’il « n’a rien pu faire pour sauver sa propre famille ». Ce personnage courageux et en quête de rachat qui cache la femme et la fille de l’officier polonais pour les faire échapper à une arrestation du NKVD,  est donc lui-même à placer dans le camp des victimes des bourreaux soviétiques qui ont tué les siens. Le contrepoint qu’il pourrait constituer dans le récit à l’image inhumaine des soviétiques ne sera donc pas développé, il disparaît d’ailleurs à la fin de cette scène pour ne plus réapparaitre ou être évoqué ensuite dans le film.

Dans  la scène de l’exécution finale des officiers dans la forêt, scène la plus longue du film et qui dure prêt d’une vingtaine de minutes à l’écran, les bourreaux soviétiques sont traités de façon anonyme. Ils sont ainsi montrés comme des travailleurs serviles absorbés par l’exécution de leur besogne criminelle. Aucun n’exprime la moindre hésitation ou le moindre sentiment humain lors du massacre. Au contraire, c’est l’image d’une mécanique froide et bien huilée qui accomplit le crime de Katyn,  dont le meilleur symbole serait le bulldozer qui creuse les fosses mortuaires dans la forêt. Wajda offre donc l’image d’une masse de criminels bolchéviques sans individualité et sans visage : Le visage du tireur qui exécute le Général polonais dans la cave est d’ailleurs plongé dans la pénombre. Le processus de mort s’accomplit implacablement et avec la  précision industrielle d’un travail à la chaine : L’officier supérieur est débarrassé de ses effets personnels à l’entrée d’une maison et est entrainé de force vers  la pièce suivante, un sous-sol où un tueur, dissimulé derrière la porte d’entrée,  lui tire une balle dans la nuque.  Le corps est évacué par un soupirail jusqu’à un camion situé à l’extérieur. L’arme est rechargée, le sol, maculé de sang, est sommairement nettoyé à l’aide d’un sceau d’eau. Le processus reprend ensuite à son début et s’enchaine avec l’introduction d’un autre officier polonais dans cette chaine mécanique de mort.

Pour les officiers subalternes, la mise à mort est tout autant organisée et mécanique, le processus étant un peu plus expéditif : emmené des wagons vers la forêt en bus, l’officier est extrait du camion cellulaire, ses mains sont attachées fermement dans son dos, et il est exécuté d’une balle dans la tête. Son corps est jeté dans une fosse et prend sa place au sommet de la rangée de corps empilés au fond. Et ensuite, au suivant…La logique criminelle et totalitaire  à l’œuvre dans le massacre de Katyn est représentée sous la forme d’une implacable machine de mort conduite par des soldats soviétiques qui accompliraient leur massacre avec la précision et le détachement d’un ouvrier sur une chaine de (dé)montage.

Un traitement inégal de la représentation des deux totalitarismes à l’écran

En comparaison, le traitement des exactions nazis à l’écran parait moins insistant. Certes,  Wajda souhaitait, « présenter la scène avec les universitaires de Cracovie [déportés par les nazis] pour être juste et équitable »[7]. Historiquement parlant, en novembre 1939, plus de 150 professeurs et scientifiques de l’Université Jagellone de Cracovie, ont en effet été arrêtés par les nazis. Ils seront ensuite déportés au camp de concentration de Sachsenhausen (http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Camp_de_concentration_de_Sachsenhausen&action=edit&redlink=1)où la plupart périront. Cette scène de l’arrestation est traitée de façon paradoxale dans le film : l’arrestation des professeurs est cynique et brutale, puisqu’ils ont été invités par les nazis à se réunir  pour un sommet et qu’ils finissent violement arrêtés à la surprise générale. Cependant, le docteur Müller, qui commande la troupe nazie, prend la peine d’énoncer le verdict sommaire expliquant l’arrestation des professeurs, ceux-ci étant coupables d’avoir rouverts l’université sans autorisation. Le criminel nazi, bien que haineux et brutal, s’en réfère ainsi à la loi nazie pour commenter l’arrestation des professeurs. Cette arrestation, habillée d’apparences légales, n’est donc en rien comparable à l’exécution froide et mécanique dont sont victimes les officiers polonais à Katyn qui ne connaitront jamais les raisons avancées par les soviétiques pour justifier leur exécution. Plus généralement, les crimes nazis sont avant tout traités hors champ. Le décès d’un des universitaires au camp de  Sachsenhausen, est ainsi évoqué indirectement dans une scène mélodramatique où on voit son épouse recevoir un courrier officiel l’informant de la mort de son mari en détention. La condition de milliers de polonais détenus dans les camps de la mort nazis n’est donc pas traitée en tant que telle. Par ailleurs, l’extermination des juifs de Pologne fait également l’objet d’un rapide traitement hors champ. Son évocation à l’écran se traduit  par l’intermédiaire d’une rescapée dont le crane tondu fait référence aux sévices d’Auschwitz. Mais ce personnage n’occupe qu’une place mineure dans le scénario du film dont il n’est qu’une résurgence adventice.  Le journal français Libération jugera d’ailleurs avec sévérité ce traitement, estimant que « les massacres des juifs de Pologne constituent un hors champ problématique »[8]. Certes, Katyn est historiquement un massacre soviétique, ce qui impose naturellement un déséquilibre scénaristique pour l’évocation des faits. Mais le totalitarisme nazi ayant largement œuvré en Pologne – la machinerie de mort des camps d’extermination nazis tournait à plein régime sur le territoire polonais – méritait peut être un traitement cinématographique plus significatif pour atteindre justement l’équité de traitement historique souhaitée par Wajda.  Ce traitement inégal des deux totalitarismes ne fait-il pas écho avec l’opinion de certains polonais qui estiment que le totalitarisme soviétique a été beaucoup plus cruel en Pologne que le totalitarisme nazi.

Il semblerait cependant que dans l’esprit du public polonais, cette différence de traitement n’ait pas forcément été relevée, le film ayant essentiellement été perçu en Pologne comme un travail de mémoire réalisé par Wajda avec équité. Cependant, des réactions épidermiques apparaissent çà et là dans les commentaires des spectateurs, prouvant qu’un certain fond de xénophobie antiallemande et antirusse continue à exister dans la Pologne d’aujourd’hui. Lors de la campagne des législatives, les frères Katszynski n’hésitèrent pas d’ailleurs à jouer sur l’Histoire douloureuse du pays à des fins de propagande électorale. Le film Katyn fut ainsi l’objet de tentatives de manipulations nombreuses s’appuyant sur des sentiments xénophobes ou sur un patriotisme exacerbé.

Des sentiments  antiallemands et antirusses que le pouvoir en place tente d’utiliser à des fins de propagande électorale

Wajda a souhaité prendre ses précautions par rapport à une mauvaise interprétation de son propos cinématographique qui montre la logique criminelle du totalitarisme soviétique passé mais qui ne constitue, bien entendu, pas une mise en cause du peuple russe dans son ensemble. Il répète ainsi urbi et orbi à longueur d’interviews, ou lors des projections publiques de son film à Varsovie,  Berlin, Moscou ou Los Angeles, que « Katyn n’est pas un film contre les Russes mais contre un système criminel » et « qu’il est important que ce film ne renouvelle pas les tensions dans les relations entre Pologne et Russie »[9]. Il souhaite aussi « que son film ouvre un nouveau chapitre dans les relations entre les Allemands, les Russes et les Polonais »[10] . En effet,  la réception du film en Pologne au plus fort de la campagne électorale de septembre-octobre 2007 risquait de faire l’objet de réactions xénophobes, antirusses ou antiallemands, la campagne électorale des Kaczynski utilisant généralement une évocation partisane de l’Histoire pour exacerber ces sentiments. Une anecdote de campagne illustre d’ailleurs très bien les techniques de marketing politique du PiS dans ce domaine  : lors du débat télévisé entre le premier ministre Jaroslaw Kaczynski et le leader socialiste Kwasniewski, début octobre, une passe d’arme les oppose à propos de Copernic : Si Kwasniewski présente ce personnage historique polonais comme un des précurseurs de l’ouverture sur l’Europe, pour Kaczynski, il faut avant tout « se rappeler de lui comme d’un défenseur de la ville d’Olsztyn contre les chevaliers Teutoniques[11] ». Une présentation du savant Copernic comme un guerrier en lutte contre les Allemands n’était elle pas de nature à souffler sur les braises du sentiment antiallemand pendant la campagne électorale ? 

De la même manière le film Katyn tombait à point nommé pour alimenter des sentiments antirusses ou antiallemands : Le correspondant  du Times en Pologne, Roger Boyes, relevait ainsi les réactions xénophobes de certains spectateurs à l’issue de la projection du film lors de sa sortie. Il citait par exemple une étudiante qui déclarait, choquée : «  cela montre que les Russes sont aussi mauvais que les Allemands »[12]. On trouve également sur des forums polonais de cinéma sur internet des réactions d’internautes particulièrement xénophobes concernant le film, comme « Ce film est sur les officiers polonais tués bestialement par les "ruskofs". Enfin, quelqu’un comme Wajda qui n’a pas eu peur de tourner ce film »[13].

La récupération du film n’était pas loin : le 15 septembre 2007, soit deux jours avant la  sortie du film, le président de la République Kaczynski se rend à Katyn pour rendre un hommage aux victimes, ce qui sera analysé par des journalistes polonais et russes « non pas comme un acte solennel en vue de marquer un évènement historique mais plutôt en vue d’essayer de gagner des voix pour les prochaines élections législatives d’octobre 2007 »[14]. Pour jouer de la fièvre mémorielle et exploiter l’émotion collective des polonais liée au massacre de Katyn, émotion portée à son pinacle avec la sortie du film, les spécialistes du marketing politique du PiS envisagèrent même un temps d’envoyer le premier ministre Kaczynski à Bykownia près de Kiev pour se recueillir devant les cadavres exhumés des Polonais assassinés pendant la guerre[15]. Ce projet révélé par la presse sera abandonné. De la même façon, le Président Kaczynski envisagea d’organiser une cérémonie de lecture publique des noms des soldats polonais assassinés à Katyn. Cette cérémonie, programmée initialement en avril 2005, sera par la suite fixée aux 6-8 octobre 2007, en pleine campagne électorale. C’est la réaction conjuguée des familles des victimes et du cinéaste Wajda lui-même, qui écrira une lettre publique au président pour demander le report après les élections de cette cérémonie, qui auront raison de cette tentative de récupération, le président décidant finalement de reporter cette commémoration après les élections[16].

La presse de gauche commentera ces tentatives de récupération de Katyn comme « des projectiles lancés dans la guerre polono-polonaise ou polono-russe. Leur calibre est (cependant) beaucoup plus petit que le diamètre d’un tube de pipeline sous la Baltique ou de celui des raquettes que les américains vont placer en Pologne »[17].

On peut s’interroger sur l’étendue de l’impact du « projectile » filmique Katyn, vu par presque trois millions de polonais, ce qui tendrait à prouver que son « calibre » n’était pas si petit que cela… Ce projectile fit peut être d’ailleurs une principale victime : la gauche ex-communiste polonaise qui sort affaibli des élections.

Résultat des urnes et influence électorale possible du film

Le verdict des élections législatives connu au soir du 21 octobre 2007, est sans appel contre le gouvernement en place : le triomphe de la Plateforme civique (P.O.) parti centriste de Donald Tusk, obtint plus de 43% des suffrages contre 30% au PiS des frères Kaczynski, les autres partis de la coalition en place, Samoobrona et le LPR, sortent laminés de ces élections. La gauche sort affaibli avec 13% des suffrages pour le LiD de Kwasniewski, un score historiquement bas pour les ex-communistes.

M. Jaroslaw Kurski, éditorialiste de Gazeta Wyborcza, estime que la victoire électorale de la PO sur le PiS marque le triomphe de la démocratie et d’une Pologne moderne  « en refusant l’intégrisme de "Radio Maryja" et la xénophobie de Giertych (…) la mégalomanie nationale, l’esprit rancunier et les phobies antiallemandes  des frères Kaczynski ».

Ce résultat électoral signe en effet l’échec de la stratégie de manipulation mémorielle des Kaczynski. Nous sommes toutefois en droit de nous interroger sur l’influence qu’a pu avoir dans l’imaginaire des électeurs la représentation du massacre de Katyn commis par des soviétiques et occulté par les autorités communistes du pays au pouvoir en Pologne à partir de 1945, responsabilité que le film de Wajda montre clairement dans sa deuxième partie. Le score de la gauche ex-communiste a-t-il pu être influencé par la sortie de ce film en pleine campagne électorale ? Certainement,  puisque Wajda a expliqué que son œuvre s’adressait avant tout aux Polonais eux-mêmes et qu’il traitait « pas seulement d’un évènement historique mais aussi de la condition psychique de la population polonaise [pendant la période communiste] »[18], une population divisée sur le souvenir de ce massacre attribué officiellement aux nazis selon la version officielle soviétique reprise par les autorités communistes de Pologne. Cette forme de schizophrénie polonaise sur la mémoire honteuse d’un massacre occulté par les communistes apparaît clairement dans le film et constitue une dénonciation de la manipulation historique faite  par les communistes au pouvoir jusqu’en 1989. Une manipulation que les électeurs auront peut-être voulue faire payer au SLD (parti de Kwasniewski, pivot de la coalition de gauche du LiD) héritier direct  du PZPR (parti communiste polonais)

Deux sœurs, deux mémoires, deux Pologne

Le conflit de mémoire entre les polonais qui s'accommodent de la manipulation historique soviétique et ceux qui la refusent, est incarné à l'écran par les deux sœurs du lieutenant Pilot. La première, qui a choisi de rester fidèle à la mémoire de son frère assassiné par les soviétiques, décide de rentrer en lutte pour commémorer sa mort, en cherchant à faire élever à sa mémoire une pierre tombale, ce qui s'apparente à une forme de résistance ouverte contre le régime. La seconde, directrice de lycée, a choisi de travailler pour l'Etat communiste et s'engage dans une forme de compromis/compromission en acceptant la vérité officielle transmise par le régime. Une formule, énoncée par la sœur en résistance, résume la radicalité du choix moral auxquels semblent soumis les Polonais face à la préservation des évènements de Katyn, être « dans le monde des assassinés » ou « dans le monde des assassins ». Pour Wajda, il y  a donc ici la formulation cinématographique d'une claire condamnation de tous ceux qui n'ont pas choisi de lutter pour faire éclater la vérité historique de ce crime. La responsabilité du régime communiste polonais pour avoir colporté la contre-vérité d'un crime attribué aux nazis est d'ailleurs clairement signifiée : la sœur en résistance finira dans les geôles communistes et la pierre tombale en mémoire de son frère sera brisée par la police politique vigilante dans l'occultation de cet épisode du passé. Les communistes au pouvoir sont donc clairement désignés comme des profanateurs sacrilèges de la mémoire nationale qui emprisonnent ou font taire tous ceux qui refusent le dogme officiel : Le personnage du jeune résistant de l'AK (l’armée de l’intérieur)[19], Tadzio, double cinématographique de Wajda, finit également par mourir en tentant d'échapper à la police alors qu'il venait d'arracher une affiche de propagande communiste présentant l'armée de l'intérieur comme une bande de criminels.    

Ces deux sœurs seront perçues par le critique Tadeusz Sobolewski comme incarnant « deux patriotismes » différents. Le patriotisme londonien qui « repose sur la fidélité absolue aux morts et à la Pologne qui n'existe plus » et l'autre patriotisme qui repose « sur le travail pour la Pologne telle qu'elle est, à l'élargissement de la liberté sans avoir espoir de la récupérer car il n'y aura pas de Pologne libre, jamais » [20]. Il parait à notre sens excessif d'aller jusqu'à parler de « patriotisme » pour décrire les accommodements mémoriels du régime communiste polonais, qui n'étaient qu'un alignement sur les « vérités » formulées à Moscou. Dans la Pologne d'aujourd'hui, de nombreuses plaies mémorielles issues de la période communiste restent ouvertes. Et pour un Wajda qui condamne ouvertement les manipulations de mémoire faites par le régime jusqu'en 1989 en réalisant un film comme Katyn, il existe un grand nombre de Polonais qui préfèrent tout simplement ne plus parler du passé. Wajda lui-même, dans un objectif d'apaisement des esprits,  jugeait que « c'est une bonne chose que les jeunes ne reviennent pas vers le cinéma historique (…) que Katyn, malgré ses 3 millions de spectateurs n'est pas un résultat encourageant (…) les autres évènements historiques en Pologne ont soit déjà été montrés, soit sont trop éloignés de la jeune génération et ce n'est pas la peine de revenir encore une fois en arrière »[21]. Il semble donc bel et bien exister à l'heure actuelle deux Pologne et deux attitudes face à la mémoire et au passé : la Pologne de ceux qui, tels Wajda, choisissent d'affronter les failles de l'histoire nationale debout, quitte à réveiller les démons d'un pays qui n'ose toujours pas regarder en face l'expérience communiste passée, et la Pologne de ceux qui, las des vieilles histoires sur un régime honni, choisissent de vivre dans l'oubli et dans une forme d'insouciance en se tournant vers la société de consommation à la mode occidentale.


[1] « le geste d’Antigone » de Tadeusz Sobolowski, traduit du polonais par Justina Wenglorz, article de Gazeta Wyborcza du 17 septembre 2007

[2] coalition au pouvoir du parti PIS (« Droit et Justice »),  de Samoobrona (« Autodéfense ») et de la LPR (Ligue des familles polonaises).

[3] Source : « La Pologne » sous la direction de François BAFOIL, Fayard CERI, 2007, p. 392

[4] Cf Rzeczpospolita daté du mercredi 19 septembre 2007

[5] Article « la politique salvatrice », traduit du polonais par Anna Tomaszewska, tiré de l’hebdomadaire  Przeglad du 26 septembre 2007

[6] Article du Times du 13 octobre 2007  « Nationalists exploit war film to stir hatred from the past » du  Times

[7] Projection publique  en présence du réalisateur le 7 avril 2008 au cinéma Muranow de Varsovie

[8]Article du journal Libération du 16 février 2008 « Andrzej Wajda dans la forêt de Katyn » par Didier Péron et Nathalie Versieux,

[9] Article du journal wprost du 24 février 2008 « un film élégiaque qui devait être fait », paru à l’occasion de la projection du film à Moscou

[10] Article du journal Polityka du  18 février 2008 « la première du film Katyn à Berlin »

[11]Article du site historiaimedia.org du 14 octobre 2007 “the use of history in politics – some examples from polish actual politics”

[12] Cf  Times du 13 octobre 2007 op cit.

[13] Réaction de l’internaute ksawery sur le forum consacré à Katyn sur www.kinomaniak.pl

[14] Article de Pologne Infos « la visite du Président Kaczynski à Katyn » du mercredi 19 septembre 2007

[15] Article de Gazeta Wyborcza du 25 septembre 2007

[16] Article de Gazeta Wyborcza « Katyn – pas pour les élections » du 5 octobre 2007

[17] Article de Preglad  « l’empreinte de Katyn » du 19 septembre 2007

[18] Projection publique  en présence du réalisateur le 7 avril 2008 au cinéma Muranow de Varsovie

[19] L'AK (Armia Krajowa) ou armée de l'intérieur, fut le plus important mouvement de résistance durant la seconde guerre mondiale. Des répressions de masse se sont abattues sur ces anciens résistants non-communistes durant toute la période du stalinisme.

[20] Article "Katyn, deux patriotismes" tiré de Gazeta Wyborcza du 15 février 2008

[21] Projection publique  en présence du réalisateur le 7 avril 2008 au cinéma Muranow de Varsovie

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