La France, le Canada, la Grande Bretagne, la Belgique, le Portugal (…) ont reconnu dernièrement l’État palestinien, ce qui précipite, le « Plan pour une paix éternel au Moyen-Orient ». Si chacun.e s’est habitué aux fanfaronnades de D.Trump, la rhétorique féérique qu’il emploie à l’endroit du génocide en cours à Gaza affiche ouvertement le mépris de la chancellerie américaine pour le monde « musulman ». D’autant qu’il est probable que le dominium directum diligenté par Tony Blair soit rejeté par le Hamas, ce qui transformerait « la paix éternelle » en massacres de masse blanchis par la non-reddition "palestinienne"(puisque c'est la population palestinienne qui trinque !). Mais là n’est pas l’objet de l’analyse.
Dans un billet précédent[1], j’essayais de comprendre comment une société peut tuer des dizaines de milliers d’enfants sans se dissoudre intérieurement. Réfléchir à ce fait inédit dans l’histoire du Moyen-Orient revient à examiner la perte de sens du sacré dans nos sociétés et plus globalement, le « désenchantement du monde ». De ce point de vue, que les Haredim soient les seuls à refuser la conscription dans l’armée israélienne est loin d’être anecdotique. Certes, les représentants de l’aile ultra-orthodoxe du judaïsme siègent dans le gouvernement en place. Nul ne peut contester cependant que si ces puritains refusent de s’enrôler dans l’armée, c’est en raison de leur dévotion pour la prière et l’étude des lois juives (halakha). Si la dimension sacrale revêt ici un précepte religieux, à entendre, une mission dévolue exclusivement à un clergé qui s’éloigne de la vie extérieure - à l’égal de ce qu’a pu connaître l’Europe pliée au régime des trois ordres[2]-, pour suivre le raisonnement, le lecteur doit appréhender ici la notion de « sacré » dans son acception durkheimienne : «Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré » (Durkheim, 1912 : 50-51)[3].
À cet aune, nous savons d’expérience que le sacré se maintient et se renforce à travers des pratiques rituelles qui organisent la relation entre individus et « choses sacrées », autrement dit : « Les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées »[4] (Durkheim, 1990 : 67). Comme on peut le constater, la définition de Durkheim réduit le « sacré » à sa fonction sociale, ce qui a le mérite de surpasser l’acception religieuse du terme pour l’appréhender dans sa dynamique sociale (Simmel). Or, le sacré et le profane existent dans l’ensemble des systèmes moraux et éthiques régissant les collectivités humaines. Il y a du sacré dans les monothéismes, l’animisme, le zoroastrisme, l’indouisme, le taoïsme, dans le culte de la sainte-patronne (Conte), dans l’Être suprême (Robespierre) tandis que la pratique du rituel garantit la conformité de ces systèmes symboliques avec les préceptes moraux retraduits en conduites normatives. À la lumière de ce qui se passe actuellement à Gaza, le lecteur peut donc légitimement se demander si la vie palestinienne relève encore du sacré. Ce questionnement n’a rien de religieux puisque la vie est ce qui préserve l’espèce humaine de la finitude, ce qui nous relie communément. C’est d’ailleurs précisément ici que la Déclaration universelle des Droits de l’homme rencontre le Décalogue, les Évangiles, la Charia islamiya, le Livre de la voie et de la vertu (Lao-Tseu)…
À cette question tragique donc (celle du caractère sacré de la vie palestinienne), le génocide en cours à Gaza (le risque plausible de génocide plus exactement) répond malheureusement par la négative, nous confronte au fait accompli et ce, dans la régularité du métronome. L’ampleur des massacres, la durée, l’organisation méthodique, le caractère non discriminé des frappes, l’équivalence entre civils et combattants, le nombre colossal d’enfants tués par l’armée israélienne préfigurent un effondrement du caractère sacré de la vie palestinienne. La question n’est pas tant de savoir si le peuple palestinien est « de trop » que de savoir s’il participe encore de l’odyssée de l’espèce. Le problème est ontologique avant même que d’être politique et c’est sans doute cette tragédie qui oblige chacun à ne pas détourner le regard des évènements en cours à Gaza.
À cet aune, il n’est pas étonnant que l’effondrement du caractère sacré de la vie palestinienne couve concomitamment la désacralisation des Droits de l’homme et des institutions qui les desservent. Dans ce cas précis, il s’agit du droit de s’abriter, de bénéficier de soins, de manger à sa faim, de s’instruire, de circuler librement, de préserver son intégrité physique et morale, de s’informer, de naître dans de bonnes conditions, d’honorer dignement ses morts. C’est d’ailleurs au prisme de cette désacralisation de la vie palestinienne, que travailleurs humanitaires, personnel soignant, journalistes, juristes voient leurs missions profanées quotidiennement sur le praticable de la « guerre » tandis que chacun.e est sommé d’incarner les valeurs humanistes au péril de sa vie.
Si le diagnostic que j’émets ici est sans doute discutable, il serait en prime incomplet si l’on omettait de mettre en lumière le paradoxe de la société israélienne dans le rapport singulier qu’elle voue actuellement au sacré. On peut le formuler ainsi : tandis que les Haredim refusent la conscription dans l’armée à l’aune de leur prédilection pour l’étude de la loi religieuse (comportant une dimension sacrale), en tant « qu’État juif », la société israélienne semble incapable d’appliquer les préceptes prônés par ses saintes écritures à la vie palestinienne. Or, aucun système moral ne peut prospérer en l’absence d’une inclination du sacré à l’universel. Si les atrocités du 07 octobre peuvent dans une certaine mesure expliquer un traumatisme collectif, un état émotionnel nourri consciemment ou inconsciemment par une soif de vengeance, qui peut nous expliquer sérieusement la disproportion de la riposte, l’anéantissement de l’enfance, l’ampleur des destructions, le messianisme fanatique et expansionniste renversant le caractère universel du sacré dans sa variante religieuse ou sécularisée ? Cette question est particulièrement complexe, elle ne peut trouver une réponse qu’en la forme d’une hypothèse.
Dans une interview publiée récemment sur Médiapart, Etienne Balibar avance : « Suivant l’argument qu’Arendt a magistralement inscrit dans la composition des Origines du totalitarisme (celui-là précisément que la première traduction française avait entrepris d’occulter), le génocide nazi qui a visé les Juifs européens (mais aussi les tsiganes et les « anormaux ») n’a été possible que par l’importation en Europe des méthodes de concentration et d’extermination que les Européens mettaient en œuvre et perfectionnaient dans le reste du monde (et notamment en Afrique) depuis les débuts de la colonisation »[5].
Les lecteurs qui ont lu les Origines du totalitarisme[6] confirmeront sans dédit cette assertion que nous souhaitons compléter par deux enseignements. 1) A. Arendt lie l’avènement des théories raciales et de l’antisémitisme à l’impérialisme. Or, il s’avère que l’État d’Israël est lui-même une émanation des intrigues impérialistes. C’est dans l’inégalé : Israël, fait colonial ? de Maxime Rodinson que cette réalité transparait de manière la plus limpide : « alors que l’accord du chérif de la Mecque, Hussein, pour une révolte contre les Turcs avait été obtenu moyennant la promesse d’un grand royaume arabe, alors que l’accord secret Sykes-Picot (début 1916) partageait dans les mêmes régions les zones d’influence entre l’Angleterre et la France, alors que celle-ci utilisait ses contacts libanais surtout pour dresser les plans d’une grande Syrie (incluant la Palestine) sous influence française, il n’était pas mauvais de disposer au Proche-Orient d’une population liée à l’Angleterre par la reconnaissance et la nécessité. Faire de la Palestine un problème spécial, y accorder à la Grande-Bretagne une responsabilité particulière, c’était se donner une base solide de revendications dans le partage qui suivrait la guerre (…) La déclaration de Balfour, acte politique britannique, ne put acquérir des possibilités d’application que grâce à une action et à un succès militaires dus essentiellement à la Grande-Bretagne épaulée par la France et les Etats-Unis : la victoire sur l’Empire ottoman en Palestine et en Syrie à la fin de 1917 et en 1918 » (Rodinson, 1967 : 178-179)[7]. Bref, sans la collusion des velléités impérialistes françaises et britanniques, pas d’État d’Israël.
2) Le deuxième enseignement - en lien étroit avec la désacralisation de la vie palestinienne - qu’on peut tirer de la lecture des Origines du totalitarisme revient à discerner comment « la mêlée en Afrique » - pour paraphraser A. Arendt- a dépouillé la Bible de l’occurrence universelle pour lui substituer une lecture polygéniste des écritures saintes influencée par les théories raciales (travaux scientifiques) et confortant l’herméticité du pouvoir blanc : « le polygénisme isolait arbitrairement les peuples les uns des autres par les abysses d’une impossibilité physique des hommes à se comprendre et à communiquer (…) Il fut d’une aide précieuse pour empêcher les mariages mixtes dans les colonies et pour encourager les discriminations à l’égard des métis (…) dont ‘chaque cellule est le théâtre d’une guerre civile » (Arendt, 2002 : 441).
L’assertion d’Arendt est capitale. Elle nous enseigne que l’impérialisme - via la domination coloniale - a généré des faits similaires à ceux qu’on observe aujourd’hui dans la société israélienne : une désacralisation des systèmes moraux au profit de la domination coloniale. Ce qui revient à admettre que la désacralisation de la vie palestinienne, si elle n’est pas directement la résultante d’une pulsion raciste partagée, est pour le moins, l’expression d’une appropriation ethnocentrique du sacré où la portée universelle des textes "révélés" est annihilée au profit d’une sacralité ethnocentrique. Ceci expliquerait, et c’est une hypothèse discutable je l’admets, le paradoxe exposé à l’avant de ce texte.
S’il en est bien ainsi cependant, il est impossible de ne pas lier les événements en cours à Gaza à un imaginaire occidental de l’altérité prospérant au Moyen-Orient avec la naissance de l’État d’Israël. Cela fera l’objet d’une troisième réflexion.
[1] https://blogs.mediapart.fr/bouhout-abdelkrim/blog/170925/la-guerre-posthumaniste-debute-gaza
[2] Duby G., Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978
[3] Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse PUF, Felix Alcan, Paris : 1912
[4] Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse PUF, coll. « Quad, 1990
[5] https://blogs.mediapart.fr/etienne-balibar/blog/170925/penser-gaza-entretien-de-luca-salza-avec-etienne-balibar
[6] Arendt, Les Origines du totalitarisme: Eichmann à Jérusalem, « Quarto », Gallimard, 2002
[7] Rodinson, Maxime. « Israël, fait colonial ? » Les Temps modernes, n° 253 bis, juin 1967, pp. 153‑243