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Billet de blog 25 novembre 2025

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Sondage sur l'antisémitisme à l'université : la carte n'est pas le territoire

Sur un sujet aussi complexe que l’antisémitisme, il est plutôt recommandé de s’appuyer sur des approches mixtes avec une part prépondérante accordée aux méthodes qualitatives.

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En tant que fait social, l’antisémitisme comporte une dimension historique particulièrement prégnante en France, ça n’est un secret pour personne. De nombreuses recherches se sont attelées à ce fléau qu’il faut dénoncer et combattre sans instrumentalisation, ni amalgame.

La bonne santé d’une société démocratique se mesure au sort qu’elle réserve à ses minorités. L’engagement étatique dans cette voie doit nécessairement passer par des procédés d’objectivation des faits sociaux auxquels concourent les sondages d’opinion. Si le procédé met en lumière ce qu’on nomme les « données de surface » d’une société, cette technique comporte des écueils relativement connus en sciences sociales : effet prescriptif des résultats sur l’opinion publique, « effet de théorie » lié aux concepts mobilisés dans le questionnaire, validité scientifique des données récoltées à un temps T, peu de prise sur les opinions sous-jacentes, secrètes des individus, peu de place pour la subjectivité des acteurs sociaux. Pour lors, sur un sujet aussi complexe que l’antisémitisme, il est plutôt recommandé de s’appuyer sur des approches mixtes avec une part prépondérante accordée aux méthodes qualitatives.

Si l’État commande des sondages d’opinion auprès d’organismes professionnels, c’est parce qu’il doit objectiver des questions de société qui viendront légitimer et financer les politiques publiques Adhoc. Dans les faits, le sondage d’opinion est souvent utilisé pour son potentiel prescriptif, l’effet « autofécondation » du sondage d’opinion (si l’on veut dire honnêtement les choses). Il s’engage ici comme l’a souligné Pierre Bourdieu dans un cours magistral professé au Collège de France : « une lutte sur la nomination des objets sociaux ». Pour peu que le lecteur prenne conscience de ces limites, il n’a aucune raison d’adhérer ou de rejeter a priori les enseignements d’un sondage d’opinion. Les contenus récoltés préfigurent une sorte de photographie à peu près bidouillée d’une opinion publique prise à un instant T et rien de plus. Feu Popper : « la science a tout inventé ». Par-devers les effets  de pourcentage sur nos certitudes (celles dont on attend une confirmation chiffrée en fait), on peut affirmer sans trop de risque que le sondage d’opinion n’a aucune prise sur des faits sociaux aussi complexes que l’antisémitisme, l’islamophobie, les discriminations à l’embauche, la déliquescence des organisations syndicales, la déviance sociale, les assuétudes.

Le sondage « Baptiste-IFOP » qui tend à mesurer « le rapport à l’antisémitisme des agents des services publics » est doublement choquant. D’abord, en ciblant le personnel universitaire, il donne l’impression d’un recensement des convictions personnelles du personnel assermenté des services publics (en partie). Or en régime laïque, c’est justement de la neutralité des agents de l’État que dépend l’effectivité de la liberté de conscience (loi de 1905 en l’occurrence). En transgressant cette limite symbolique, le ministre de l’Enseignement supérieur entrave l’agent de l’État dans ce qu’il incarne de plus haut : la neutralité de ce qu’il enseigne dans l’exercice de ses fonctions. D’un mot, aux yeux des questions que posent le gouvernement, le personnel universitaire bascule du "savant" voué à « une œuvre de clarté » au « démagogue » soupçonné d’entrisme ou de militance politique. Ensuite, une simple lecture du questionnaire dans sa version exhaustive (disponible ici[1]) atteste du caractère politiquement tendancieux des questions posées.

Sans revenir sur les écueils dénoncés ici[2]ou [3], soulignons une fois de plus les limites d’un questionnaire qui à défaut de respecter la démarche scientifique a tout l’air d’un « parti pris ». Ça n’est pas tant l’objet de recherche qui pose un problème que le ciblage du personnel universitaire fiché (et donc potentiellement tracé et affiché à l'aune du recoupement des variables socio-biographiques reprises en fin de questionnaire) par un sondage d’opinion au contenu orienté. À titre d’exemple, dans Étude sur la personnalité autoritaire, T. Adorno menait une enquête de vaste ampleur sur le potentiel fasciste des classes moyennes blanches américaines des années 50 (plus de 2.000 questionnaires). Si un volet prépondérant de l’enquête visait à mesurer les opinions antisémites des sondés, l’approche pluridisciplinaire que le sociologue adoptait à l’époque le mettait à l’abri de toute forme de récupération politique des résultats de sa recherche - quand bien même la recherche était financée par des organismes privés-. Le protocole de recherche présenté dans les 50 premières pages de l’ouvrage est précis et ne laisse aucun doute sur la scientificité de l’enquête. Bref : « Le cadre théorique s’appuie sur les concepts psychanalytiques freudiens, le questionnaire sociologique évalue les opinions et ordonne les profils de personnalité, les entretiens psychologiques pénètrent les pensées sous-jacentes des individus. Le tout s’appuyant sur un hégélianisme philosophique adoptant le principe de la non-identité de l’objet et du sujet pensant » (Bouhout, 2021: 36) [4].

Le questionnaire construit par les chercheurs de l’Ifop étonne le lecteur à plus d’un titre. On peut relever ici au moins les problèmes suivants :

a) Emploi de notions sociologiques différentes pour désigner un même phénomène (ex : sentiment antimusulman et islamophobie)

b) Réponses catégoriques attribuées au fait social qu’il faut tenter d’expliquer (les causes de l’antisémitisme en l’occurrence)

Illustration 1

c)Usage de questions inquisitrices (voir l’encadré qui suit). Si ce type de question met l’islamophobie, l’antisémitisme, le racisme sur un pied d’égalité, la nécessité de « lutter vigoureusement » contre les dérives morales se répendant dans « les établissements de l’enseignement supérieur en France » préfigure un parti pris contre l’institution universitaire. L’honnêteté intellectuelle voudrait qu’on sonde d’abord l’existence ou non de ce type d’opinion dans les universités avant d’engager la lutte.

Autre question inquisitrice reconnaissable dans la suite du questionnaire : le niveau d’antisémitisme « répandu » parmi le « personnel non enseignant et administratif », « les enseignants », « les étudiants de l’établissement ». Ici la question nomme le problème avant même de questionner l’existence ou non du problème parmi les cohortes mises à l’index.

Illustration 2

d) le lien implicite que la question établit entre deux faits sociaux indépendants (ex : collusion entre antisémitisme et les formations politiques). En intégrant insidieusement un état de l’opinion publique dans le questionnaire, le sondage réduit l’occurrence sociologique du propos à sa finalité idéologique. À titre d’exemple, le tollé médiatico-politique qui a vu Jean-Luc Mélenchon se faire traiter d’antisémite pour ses positions propalestiniennes risque fortement d’établir un lien ténu entre « idées d’extrême gauche » et « opinions antisémites » dans la tête du sondé…

Illustration 3

e) La confusion entre antisémitisme (objet de l’enquête) et antisionisme (objet de la question). Est-ce que la question vise à démarquer l’antisionisme de l’antisémitisme dans l’enquête (ce qui conforterait la nuance) ou démontrer que l’antisionisme est une composante de l’antisémitisme ?

Illustration 4

f) le contour approximatif des groupes sociaux dans la nomination délivrée dans la question (voir encadré qui suit). On ne voit pas en quoi « les Noirs » représenteraient sociologiquement un groupe ethnique ou religieux. Si une âme sensible taxait cette question de négrophobe, elle n’aurait pas tout à fait tort. En raison d’abord de l’approximation conférée à l’appartenance ethnico-religieuse de populations diverses tandis que l’enquêteur les réduit à leur couleur, au mot valise « Les Noirs ».

Illustration 5

Conclusion : si l’Ifop veut écorner sa réputation d’Institut de sondage rigoureuse et professionnelle, elle est sur la bonne voie.

PS: à mon avis, les formes de solidarité avec la cause palestinienne qui se répandent dans l'institution universitaire s'expliquent d'abord par la forte adhésion du corps enseignant à l'idéologie des Droits de l'homme. Hypothèse...

[1] https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/11/Sondage_Pseudoscience_IFOP.pdf

[2]https://www.mediapart.fr/journal/france/241125/un-sondage-sur-l-antisemitisme-l-universite-provoque-la-colere-du-personnel-enseignant

[3] https://rogueesr.fr/trumpisation-de-luniversite-et-fichage-politique/?utm_source=chatgpt.com

[4] Bouhout Abdelkrim, Théorie critique de l’École de Francfort : une éthique de l’interdisciplinarité. In Esprit critique: Revue Internationale de sociologie. Dossier thématique : La visite à la vieille dame. L’interdisciplinarité comme nouvel/vieil avatar des SHS. Sous la direction de Brahim Labari et Mohamed Sguenfle, septembre 2021 : https://hal.science/hal-03343085/document

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Expo photo Espace Magh
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