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Billet de blog 24 février 2021

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J. Weisben et S. Hayat, Introduction à la sociohistoire des idées politiques

Pendant que les médias et les réseaux sociaux se remplissent de bruit et de fureur autour d’une prétendue invasion de nos belles Universités par la «peste intersectionnelle», l’«islamo-gauchisme», la très redoutée «écriture inclusive» (j’en oublie, n’étant pas chroniqueur au Figaro), revenons pour se reposer de tant de bêtise satisfaite et d’acrimonie sous testostérone à des temps politiquement plus sérieux. C’est ce à quoi invite le manuel de J. Weisbein et S. Hayat, Introduction à la sociohistoire des idées politiques.

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Pendant que les médias et les réseaux sociaux se remplissent de bruit et de fureur autour d’une prétendue invasion de nos belles Universités françaises par la « peste intersectionnelle », le « racialisme », l’« islamo-gauchisme« , le « décolonialisme », et, bien sûr, la très redoutée « écriture inclusive » (mais, j’en oublie sans doute, n’étant pas chroniqueur au Figaro, tant cela devient un peu confus à la fin), revenons pour se reposer de tant de bêtise satisfaite d’elle-même et d’acrimonie sous testostérone à des temps politiquement plus sérieux, tout au moins par les discours qu’on y tenait. C’est ce à quoi invite le manuel de Julien Weisbein et Samuel Hayat, Introduction à la sociohistoire des idées politiques (Louvain-la-Neuve : De Boeck supérieur, 2020, 255 p.). Il nous propose en effet une traversée de trois siècles de pensée politique en Occident, de la lutte contre l’absolutisme à nos jours.

Illustration 1

La présentation s’inscrit dans un courant dit de la « nouvelle histoire politique des idées politiques » (très bien présenté en Introduction, p.5-20). Courant qui, en 2021, n’est certes plus très nouveau au sens strict, car son acte fondateur remonte à la toute fin des années 1960, avec l’article de l’universitaire britannique, Quentin Skinner, paru originellement en 1969 en langue anglaise, « Signification et compréhension en histoire des idées » (dont on trouvera d’ailleurs la traduction de sa version de 2002, dans l’excellent choix de textes de Patrick Cerutti, Histoire de la philosophie. Idées, temporalités et contextes, Paris : Vrin, 2018, p. 215-274). Comme les deux auteurs le résument habilement dans leur introduction, cette nouvelle vision consiste à redonner de l’historicité à tous les textes (« extraire les idées politiques de leur éther »), leur redonner toute leur importance dans le cours de l’histoire (« rendre raison de la performativité des idées politiques »), et ne pas négliger comment ses idées sont produites par des producteurs d’idées et utilisées par des consommateurs d’idées eux-mêmes tous socialement situés (« réinsérer les idées politiques dans leur tissu social »). En somme, les idées politiques (les énonciations sur ce que le locuteur/scripteur perçoit comme la vie collective et ce qu’elle devrait être) ne peuvent pas être comprises sans leur redonner cet épaisseur de contexte, qui explique à quoi elles ont pu servir à un moment donné et à qui. Pour revenir à l’actualité, un historien des idées politiques aura sans doute beau jeu dans quelques années d’expliquer que tout ce déferlement de boue sur nos têtes d’Universitaires décrétés mal-pensants précéda d’un an la victoire de Marine Le Pen à la Présidentielle de 2022 ou la réélection de justesse d’Emmanuel Macron à la Présidence sur une ligne très droitière. Bien sûr, pour nous, c’est évident. Avec le recul du temps, le contexte et l’usage des idées politiques se perdent dans les brumes de la mémoire, et c’est le rôle de cette « nouvelle histoire des idées » de nous les rappeler.

Mais le processus ne s’arrête pas là: les idées politiques naissent et se déploient certes dans une configuration sociohistorique, mais une partie d’entre elles survivent à ce contexte d’énonciation. Elles deviennent ce qu’on appelle des idéologies, qui s’accumulent au fil des siècles. La tâche que le présent manuel s’assigne consiste à expliquer la naissance des grandes idéologies qui ont régné et/ou règnent encore en Occident. Il entend ainsi permettre à ses lecteurs de mieux s’orienter dans ce vaste fatras issu de l’histoire. Les chapitres s’enchainent de fait dans une continuité historique qui permet de comprendre qu’une idéologie peut être un temps dans une oppositionà un pouvoir institué et contribue donc à le dés-instituer (comme le libéralisme contre les royautés de droit divin, cf. chapitre 1, Des lumières aux révolutions bourgeoises: le libéralisme, p.21-42), et, dans un autre temps, devenir le discours de légitimation d’un pouvoir institué (comme le libéralisme au service des démocraties libérales/représentatives, cf. chapitre 4, De la subversion au conservatisme : le libéralisme au pouvoir, p.79-100). Même processus pour le socialisme, auquel plusieurs (très bons) chapitres sont consacrés (chapitre 5, Penser la société industrielle: le socialisme entre utopie et science, p.101-122, chapitre 7, Représenter la classe ouvrière : les socialismes après Marx, p. 145-167, chapitre 9, La soviétisation du marxisme: le communisme d’État, p. 181-194, chapitre 10, De la démocratie libérale au compromis social-démocrate, p. 195-213). Le lecteur trouvera aussi présenté dans cet ouvrage le « républicanisme » (chapitre 2, La redécouverte d’une tradition antique : le républicanisme, p.43-61) (qui rappellera au lecteur que ce dernier n’a décidément pas grand chose à voir avec le prurit « républicain » de la France contemporaine), le conservatisme (chapitre 3, Le refus de la modernité politique : le conservatisme, p. 63-78), le nationalisme (chapitre 6, Représenter et mobiliser la nation : le nationalisme, p. 123-144), le fascisme (chapitre 8, Totaliser la nation et l’État: fascisme et national-socialisme, p. 169-180), et le néo-libéralisme (chapitre 11, La dernière idéologie? Le néolibéralisme et ses contestations, p. 215-238).

La présentation m’a paru généralement claire, pédagogique, et concise. Le manuel tient bien son pari d’initier le lecteur à la « nouvelle histoire des idées politiques ». Il n’est pas cependant sans susciter des interrogations de ma part.

En effet, la première grande surprise que j’ai eu en le lisant, c’est de n’y trouver aucun chapitre consacré à l’idéologie démocrate-chrétienne. Le rôle de la religion (catholique) est cité dans le cadre du chapitre consacré au conservatisme (p. 69-70), en citant quelques grands noms (Bonald, Maistre, Chateaubriand, Lammenais), et l’on indique bien qu’il y a « une contestation récurrente par l’Église et les penseurs catholiques, tout au long des XIXe et XXe siècles, des prétentions des normes laïques à fonder un ordre civique durable (…) » (p. 70). On en restera cependant là pour tout le reste de l’ouvrage. Cette lacune parait d’autant plus dommageable que ce même chapitre 3 explique le déclin politique du conservatisme (contre-révolutionnaire) par son enfermement (social) dans l’aristocratie (p. 72-77). Or, si ce constat est sans doute vrai pour le conservatisme des « Ultras » de la Restauration et leurs successeurs, il est totalement faux si l’on considère la montée en puissance de l’idéologie démocrate-chrétienne, que ce soit comme corpus doctrinal (penseurs catholiques et Encycliques) ou comme force politique (cléricale ou laïque), qui, justement, a réussi à éviter cet enfermement, et enfin comme régime politique ou légitimation d’un régime. Cet oubli correspond sans soute au caractère très franco-français de la perspective adopté par les auteurs. Du point de vue de l’histoire politique européenne des deux derniers siècles, la montée en puissance de la démocratie-chrétienne (en concurrence frontale avec le socialisme athée et le libéralisme voltairien) entre les années 1840 et la fin des années 1940 (où elle prend le pouvoir dans la plupart des pays démocratiques de l’ouest de l’Europe) ne doit pas être oublié – sans oublier les versions très droitières de la formule, comme le « salazarisme » au Portugal (1926-1974) ou le régime de Monseigneur Tiso en Slovaquie (1938-1944). Il est d’ailleurs piquant, de ce point de vue « clérical », de s’apercevoir qu’un éditeur, situé à Louvain-la-Neuve, en Belgique, ait accepté de publier un ouvrage de sociohistoire des idées avec un tel oubli qui vous ferait pourtant aisément recaler en France même au CAPES d’histoire (enfin, celui avant l’ère Blanquer, celui où il fallait avoir des connaissances historiques et non pas réciter son catéchisme « républicain »). Ce manque me parait d’autant plus dommageable que le principe de sélection des idéologies ici présentées est qu’elles ont donné lieu à la mise en cause ou à la formation d’un régime politique ou d’un ordre sociohistorique particulier (le « champ politique » qui détermine la conquête du pouvoir d’État par un groupe particulier, cf. Encadré 5, p. 17) – principe de sélection parfaitement défendable par ailleurs.

Les auteurs sont sans doute ainsi fondés de ce dernier point de vue à ignorer dans leur présentation, qui se veut réduite à l’essentiel, le féminisme, l’écologisme, le tiers-mondisme, l’anti-spécisme, etc. parce qu’en Occident même, jusqu’ici, aucun régime politique ne peut être dit avoir été radicalement mis en cause par l’une ou l’autre de ces idéologies et parce qu’aucun régime n’a été globalement fondé jusqu’alors sur ces idées. Par contre, cette règle ne peut valoir pour tout cet univers démocrate-chrétien ici (presque) complètement absent. Il est vrai que la France se trouve être à la fois le berceau de ces idées (au moins dans le cadre catholique) et le pays où l’incarnation partisane de ces dernières, le Mouvement républicain populaire (MRP), fut incapable de se maintenir à un étiage électoral élevé tout au long des années d’après guerre (contrairement à la DC italienne, et bien sûr à la CDU-CSU allemande). Nous ferons toutefois remarquer à nos deux jeunes collègues, sans doute bien plus à gauche idéologiquement que nous ne le sommes, que le journal La Croix, le Secours catholique, la Fondation Abbé Pierre et la CFDT (pour ne pas parler de la CFTC) existent toujours, que le monde catholique et ses diverses incarnations politiques, comme l’Abbé Pierre, Mauriac ou même le Général De Gaulle, ne peuvent pas être oubliées si l’on veut présenter aux étudiants la sociohistoire des idées politiques chez la « fille aînée de l’Église ». Comment comprendre les luttes autours de l’affaire Dreyfus et une bonne part de l’antisémitisme français sans cet aspect catholique?

Le second point d’étonnement qui m’a étonné pour un manuel paru en 2020, c’est effectivement le traitement très réduit offert aux idéologies politiques qui se sont affirmées dans le second vingtième siècle, comme le féminisme et l’écologisme. Cette lacune, justifiée certes dès l’introduction par la présentation d’idéologie comme critique ou appui global d’un régime politique, me parait d’autant plus dommageable qu’elle offre une lecture très partielle de l’actuelle domination du néo-libéralisme. Il est ici présenté surtout comme une réponse des libéraux à la crise du libéralisme dans les années de l’entre deux-guerres qui finit par triompher du compromis social-démocrate à la faveur des difficultés de l’État-providence. Il faudrait ajouter que ce courant, le Thatchérisme pour bien me faire comprendre, comprend aussi une coloration proprement réactionnaire par rapport aux mouvements sociaux des années 1960-1970. Quand un N. Sarkozy fait remonter l’origine de tout les maux de la France à « 1968 », en s’inspirant entre autre d’un livre de Luc Ferry et Alain Renaut (La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, 1985), il rappelle bien l’aspect proprement réactionnaire du néo-libéralisme contemporain. L’offense faite au « Parti de l’ordre » par tous les chevelus et toutes les chevelues « interdisant d’interdire » dans ces années-là n’est pas prête d’être oubliée par les partisans de ce camp, et ce que nous vivons correspond largement à cette immense soif de revanche. Les projets d’émancipation tout azimuts des années 1960 continuent à se payer dans une soif de réaction apparemment inextinguible dans le camp d’en face.

Le troisième point d’étonnement m’est apparu dans le côté exclusivement occidental du récit ici présenté. Pour un livre paru en 2020 (et pas en 1990), cela irait désormais peut-être mieux en le disant. Il faudrait donc intituler ce livre pour sa prochaine édition, Introduction à la sociohistoire des idées politiques occidentales (1500-2025). Bien sûr, les deux auteurs ne sauraient être omniscients, personne ne peut l’être, mais il faut au moins reconnaître dans quel cadre l’on s’inscrit, un cadre somme toute limité à l’Occident (au sens large). Or, pour les étudiants d’aujourd’hui, il serait peut-être bon de dé-provincialiser leur regard. Ne faudrait-il pas du coup introduire un chapitre sur l’Islam politique? Sur le nationalisme des dominés extra-européens? Voire sur la « théologie de la libération » ou les théories de la « Terre-Mère »? Et de ne pas oublier peut-être le « néo-confucianisme » des actuels dirigeants de la République populaire de Chine? Toutes ces idéologies extra-occidentales ont elles aussi leur sociohistoire, et, de plus en plus, ces diverses sociohistoires-là se mêlent à la nôtre, cela vaut aussi bien pour l’Institut Confucius installé à dessein dans une ville universitaire que pour la mosquée d’inspiration « frériste » que, peut-être, on y trouvera aussi. Voilà d’ailleurs peut-être une autre explication de cette furia réactionnaire des temps actuels qui s’abat sur nos têtes : l’Occident doit faire avec les Autres, y compris dans ses propres murs. Et nous universitaires avons le malheur de le faire remarquer.

Quoi qu’il en soit de ces manques – tout à fait logiques pour deux d’entre eux -, au total, ce manuel sera bien utile à nos étudiants, et qui sait, les prochaines éditions répondront à mes objections. (Ce qui supposera d’obliger l’éditeur à admettre plus de pages à l’impression, car rien de ce qui y est déjà présent ne doit être omis.)

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