Il y a dans la bévue de France 2 quelque chose de plus grave qu’un simple canular. Un journaliste dupé, un humoriste qui se félicite d’avoir piégé un JT. Ce qui dérange, c’est pourquoi cette supercherie a été possible.
Parce que France 2 cherchait exactement cela : un pauvre qui s’en sort malgré tout.
Un « chasseur de bons plans », un petit héros modeste qui, armé d’un classeur et de quelques coupons, parviendrait à déjouer l’inflation. Un chômeur qui ne se plaint pas, qui sourit, qui partage ses astuces, et qui, au final, « s’en sort » grâce à sa débrouille.
Ce portrait flatte le téléspectateur, rassure la rédaction, et sert de preuve implicite que la misère n’est pas si terrible, qu’il existe toujours un « bon exemple » pour s’en tirer.
C’est cette quête-là — celle d’une pauvreté acceptable, présentable, soluble dans la bonne volonté individuelle — qui a ouvert la porte au piège.
Le faux « Arnaud Rolland » n’a eu qu’à se glisser exactement dans le rôle que la télévision adore : celui du pauvre discipliné, stratégique, presque ludique dans sa manière de survivre. Un pauvre qui ne dérange pas. Un pauvre qui ne met pas en colère. Un pauvre qui ne questionne rien.
Un pauvre qui ne fait pas peur à voir.
Le problème n’est pas seulement l’erreur. Le problème, c’est la demande : France 2 voulait tellement raconter cette histoire-là qu’elle n’a pas vu qu’elle n’existait pas.
On peut y voir la preuve d’un malaise collectif : l’incapacité de certains médias à regarder la pauvreté telle qu’elle est aujourd’hui — brutale, massive, humiliante — et non à travers des personnages édifiants. Raconter la misère de manière crue serait trop dérangeant. Alors on cherche des paraboles douces, des figures inspirantes, des trajectoires rassurantes.
Ce n’est pas un hasard si les reportages télé se ressemblent : coupons, astuces, bons plans, débrouille… Ils racontent une pauvreté folklorisée, presque décorative.
Or, la pauvreté réelle ne ressemble pas à cela. Elle ne tient pas dans un classeur. Elle n’a rien de ludique. Elle ne se laisse pas arranger pour les besoins d’un 20 heures.
Cette affaire n’est pas le signe d’une naïveté journalistique, mais d’un déni idéologique : la difficulté persistante de reconnaître que, pour des millions de personnes en France, « la fin du mois » n’est pas un terrain de créativité, mais un gouffre.
France 2 n’a pas été victime d’un humoriste : elle a été victime de son propre désir de croire à un récit qui n’existe pas.
Il n’y a pire erreur que celle qu’on commet en regardant exactement ce que l’on veut voir.
Et tant que les médias nationaux s’acharneront à chercher des « pauvres qui s’en sortent » plutôt qu’à raconter pourquoi tant de gens ne s’en sortent plus, d’autres canulars seront possibles — mais surtout, d’autres réalités continueront d’être invisibles.