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Billet de blog 7 août 2025

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Constantine : la société algérienne face à ses silences

À Constantine, les suicides depuis les ponts ne sont pas des faits divers. Ils disent l’échec d’une société incapable de prendre soin de ses enfants, de leur offrir une parole, une écoute, un refuge. Quand tout échoue, il ne reste que la chute.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

I. Constantine, entre beauté suspendue et effondrement social

Il est des villes dont la splendeur ne suffit plus à contenir la douleur. Constantine, ville de hauteurs, de culture et de lumière, suspendue aux gorges du Rhumel et aux arches de ses ponts, semble porter la promesse d’une élévation. Pourtant, sous cette élévation symbolique, couve une autre réalité : celle d’une société qui, lentement, inexorablement, laisse tomber ses enfants.

Les suicides qui s’y répètent — en particulier ceux par précipitation depuis les ponts — ne relèvent pas d’un phénomène isolé, ni d’un hasard topographique. Ils sont les symptômes visibles d’un corps social qui ne parvient plus à contenir la détresse, à recueillir la plainte, à prendre soin. Et c’est peut-être cela, le véritable scandale : non que des jeunes gens tombent, mais que personne ne les ait retenus.


II. Une société qui ne protège plus : la faillite de la transmission

Loin des explications simplistes, le suicide n’est pas d’abord un caprice ou une pathologie individuelle. Il est souvent, dans les contextes contemporains, l’indice d’une rupture collective. Dans l’article publié en 2004 sur le site de la Société Franco-Algérienne de Psychiatrie, le nombre de suicides par précipitation à Constantine, notamment chez les jeunes femmes, révèle une tendance qui ne peut être ignorée : celle d’un abandon.

Ces femmes, souvent très jeunes, ne laissent ni lettres ni explication. Elles quittent le foyer, montent sur un pont, et tombent. Ce silence n’est pas un vide : c’est un cri que personne n’a voulu entendre. C’est le fruit d’une société qui n’a pas su ou pas voulu construire des lieux de parole, des lieux d’écoute, des espaces d’accueil pour le désarroi de sa jeunesse.

Car prendre soin de ses enfants, ce n’est pas seulement les nourrir et les vêtir. C’est les entendre, les voir, reconnaître leur droit à la fragilité, à la colère, à l’égarement. C’est leur offrir les outils symboliques pour dire leur mal, au lieu de le taire ou de le réprimer. L’Algérie d’aujourd’hui, hélas, continue de penser que l’autorité suffit à faire tenir debout une génération. Elle oublie que ce qui soutient vraiment un être, c’est la possibilité de parler — et d’être écouté.


III. Les ponts, lieux de beauté devenus seuils d’effacement

À Constantine, les ponts sont partout. Ils unissent, enjambent, relient. Mais ils sont devenus aussi les seuils de l’effacement. Sidi M’Cid, Mellah Slimane, Sidi Rached : ces lieux de passage sont devenus lieux de basculement. Non parce que la hauteur attire en soi, mais parce que le geste y devient visible. Parce que c’est là, précisément, que la société peut — ou pourrait — voir ce qu’elle refuse d’entendre.

Ce n’est pas la tentation du vide qui pousse ces jeunes à se jeter. C’est le désespoir d’avoir été trop longtemps contenus dans un monde qui ne les reconnaît pas. Dans une ville où les signes de prestige se multiplient, où la mémoire des grands hommes s’affiche à chaque coin de rue, rien n’est fait pour accueillir la vulnérabilité de ceux qui viennent après. Les enfants d’Algérie ne demandent pas des monuments : ils demandent des bras.


IV. Ce que le passage à l’acte révèle : l’échec de l’État et des structures intermédiaires

Lorsque le lien symbolique s’effondre, le passage à l’acte surgit. Ce que ces suicides révèlent, ce n’est pas seulement une douleur individuelle, c’est l’absence de médiation. L’école n’a pas su être refuge. La famille a souvent été carcan. L’État, quant à lui, n’a su qu’exiger : excellence, réussite, soumission. Mais il n’a rien offert en retour, sinon des injonctions sans horizon.

Une société adulte se reconnaît à sa capacité à protéger ses plus jeunes. L’Algérie, depuis plusieurs décennies, parle beaucoup de ses martyrs, de ses combattants, de ses héros. Elle parle moins de ses vivants. Et surtout, elle parle très peu à ses enfants. L’autorité a remplacé la tendresse, le devoir a étouffé l’écoute, et l’honneur — cette fiction redoutable — a été préféré à la vérité.


V. Retisser le lien, prendre soin, écouter avant qu’il ne soit trop tard

Il ne suffira pas de poser des filets sous les ponts, ni d’ériger des caméras pour prévenir les sauts. Ce qu’il faut, c’est restaurer une culture du soin. Non pas un soin médicalisé, mais un soin social, symbolique, éducatif. Il faut repenser l’école comme lieu de confiance, où la parole a droit de cité. Il faut repenser la famille comme espace d’affection, non comme simple autorité. Il faut repenser l’État comme garant du lien, non comme appareil de surveillance ou de répression.

Il faut également une mémoire. Chaque jeune tombé est une perte irréparable — non seulement pour ses proches, mais pour la communauté tout entière. Leur mort nous oblige. Elle nous rappelle que sans écoute, sans dialogue, sans accueil, il n’y a pas de société, seulement des individus en chute libre.


Conclusion

Constantine, ville somptueuse, n’a pas su empêcher la chute. Parce que l’Algérie tout entière n’a pas su protéger ses enfants. Il ne s’agit pas ici de désigner des coupables ponctuels, mais de poser un diagnostic lucide : une société qui n’écoute pas sa jeunesse est une société en danger de mort.

Ce qu’il nous faut désormais, c’est une politique du soin, une pédagogie de l’attention, une architecture de la parole. Nous devons apprendre — et enseigner — à retenir ceux qui vacillent. Non pas par la force, mais par la présence. Car la seule digue véritable contre le vide, c’est la main tendue.

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