Le monde du travail nous rappelle parfois crûment que le racisme n’est pas le fruit d’une “défaillance passagère”, ni le sursaut d’une haine innée, mais bien d’un choix, d’une logique de domination, d’un rapport de force systémique.
L’affaire révélée récemment par Mediapart — dans laquelle 17 employé·e·s du café-restaurant Le Régent à Bordeaux ont porté plainte contre leur patron pour des injures racistes répétées — en est un exemple frappant.
Dire que « les racistes sont comme ça, c’est dans leur nature », c’est non seulement se dédouaner, mais aussi inverser les rôles : le raciste devient le “pauvre malade” ou “victime de soi-même”, et les salarié·e·s racisé·e·s deviennent les témoins passifs d’un « accident ».
« Nature humaine » ou responsabilité ?
Affirmer que le racisme est “dans la nature” de certains individus présente deux conséquences graves :
- D’une part, cela affirme une forme de fatalité : « je ne peux pas faire autrement, c’est ma nature ». Ce discours permet de se dispenser de remise en question, de réflexion, de réparation.
- D’autre part, cela tourne la victime en simple accessoire d’un débordement individuel. Le vrai enjeu — le rapport de pouvoir, la violence structurelle — s’efface derrière la “faiblesse” ou la “bête intérieure”.
Dans cette affaire bordelaise, le fait que le patron affirme ne « plus se souvenir » des propos tenus ne relève pas de l’oubli mais d’une stratégie classique : neutraliser sa responsabilité en invoquant une sorte d’anomalie, un “trou noir”.
Inversion des rôles et invisibilisation des victimes
Quand le racisme est présenté comme “naturel”, les mécanismes d’inversion se mettent en route :
- Le raciste se place en victime de lui-même (“je suis impuissant face à ma colère/racisme”).
- Les salarié·e·s racisé·e·s sont relégué·e·s au rôle d’observateur·rice·s d’un spectacle privé — alors même qu’ils/elles subissent un harcèlement, un climat toxique, un rapport de domination.
Or, dans une organisation comme un café-restaurant, ce sont des relations hiérarchiques, des enjeux de pouvoir, de visibilité (ou non) et de reconnaissance qui sont en jeu. Le racisme ici est professionnel, il s’exerce dans un lieu de travail, sous le regard des client·e·s, avec des effets psychologiques, médicaux, contractuels sur les salarié·e·s. Le considérer comme “naturel” revient à nier tout cela.
Pourquoi insister sur la « nature » est dangereux
Cela empêche de penser les causes — On ne réfléchit plus aux conditions, au contexte, aux dynamiques hiérarchiques, aux représentations, aux stéréotypes à l’œuvre.
Cela affaiblit la réponse collective — Si c’est “dans leur nature”, que peut-on faire ? Une thérapie individuelle ? Une formation de “gestion de la colère” ? On détourne le débat politique et social.
Cela fragilise les victimes — Le geste raciste est présenté comme un incident, une crise, plutôt que comme une violence continue, structurée. Cela réduit les effets (arrêts maladie à répétition, détresse psychologique, surveillance accrue, etc.) à des “réactions”.
Cela diffère la réparation — Qui doit réparer ? Le système ? L’employeur ? L’État ? Ou bien la “nature” qui est rendue responsable mais non sanctionnable ?
Dans l’affaire du Régent, les arrêts maladie s’enchaînent, la souffrance au travail se manifeste, la solidarité entre salarié·e·s s’organise. Ce ne sont pas des “accidents” mais les effets prévisibles d’un climat raciste permis et entretenu.
Ce que cela veut dire pour l’action
- Il faut reconnaître que le racisme est opératoire, qu’il s’inscrit dans des pratiques, des discours, des rapports de pouvoir — pas dans une soi-disant essence.
- Dans les lieux de travail, il faut mettre en lumière les mécanismes invisibles : hiérarchie, stéréotype, silence collectif, peur des représailles, isolement des victimes.
- Il faut tenir responsable les employeurs, les structures, les systèmes qui tolèrent ou banalisent ces injures et ce harcèlement.
- Il faut réaffirmer la responsabilité personnelle : chacun·e a des choix, des gestes, des mots. Il ne s’agit pas de “guérir” d’un racisme naturel, mais de le déconstruire, de le dire, de l’interrompre.
- Enfin, il faut recentrer les victimes : leur souffrance, leur récit, leur réparation ne doivent pas être occultés derrière les récits de “perdants du système” ou “personnes dépassées par leur propre violence”.
Conclusion
Dire « les racistes sont comme ça, c’est dans leur nature » est un choix rhétorique : un choix de non-responsabilité, d’inversion des rôles, d’effacement des victimes. Mais ce choix est aussi politique. Parce qu’il redéploie le racisme en champ d’excuses au lieu d’être un champ de lutte.
L’affaire du Régent bordelais montre que les mots comptent, que les institutions comptent, que le cadre comptent (le travail, la hiérarchie, la visibilité) — et que la nature, dans cette histoire, n’a rien à voir. Le racisme est un acte. Il s’inscrit. Il se soutient. Et il peut se combattre.