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Billet de blog 15 octobre 2025

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Nous ne sommes pas à parier

Quand Boris Vallaud parle d’un « pari risqué » à la tribune de l’Assemblée nationale, il croit décrire une position tactique. En réalité, il révèle une fracture : celle entre un langage politique devenu abstrait et une société qui, elle, n’a plus les moyens de parler en hypothèses. Car pour beaucoup, il ne s’agit pas d’un pari – il s’agit de vivre.

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Le mot de trop

« Nous faisons un pari, un pari risqué. » La phrase prononcée le 14 octobre 2025 à l’Assemblée nationale n’est pas anodine. Elle dit la distance immense qui s’est creusée entre ceux qui parlent au nom du pays et ceux qui le vivent. Elle dit aussi, sans le vouloir, l’abstraction d’un langage politique qui ne se réfère plus à l’expérience mais à la probabilité. Pour beaucoup d’entre nous, il ne s’agit pas d’un pari : il s’agit de vivre.

La politique du calcul

Depuis des années, la politique française a peu à peu renoncé au réel. Elle parle d’équilibres, de trajectoires, et désormais de paris. Elle évalue, calcule, anticipe ; elle gère le risque au lieu de le prendre. Dire « pari risqué », c’est admettre qu’on n’agit plus : on attend. Ce vocabulaire financier, emprunté à la spéculation, traduit l’impuissance d’un champ politique devenu comptable de ses marges et non plus responsable de ses choix.

Pour ceux qui gouvernent ou s’y opposent, le risque est abstrait : il se mesure en courbes d’opinion, en stabilité de coalition, en réputation médiatique. Pour ceux qui vivent les décisions sans les prononcer, le risque est concret : il se compte en jours de découvert, en heures supplémentaires, en logements précaires, en dossiers d’aide rejetés.

Ceux qui parient et ceux qui paient

Lorsqu’un député évoque un pari, il parle d’une stratégie parlementaire, d’un mouvement sur l’échiquier institutionnel. Mais dans la vie quotidienne, ce qu’on appelle risque, c’est une coupure d’électricité, un rendez-vous à Pôle emploi, un médicament qu’on ne peut plus se payer. C’est la matérialité nue de l’existence, ce qu’aucune équation politique ne peut contenir.

Le fossé est là : entre ceux qui parient sur le pays et ceux qui paient pour qu’il tienne encore debout. Le plus inquiétant, c’est que cette langue du pari est devenue ordinaire. Elle s’entend dans la bouche de ministres, d’éditorialistes, de cadres politiques de toutes sensibilités. Elle remplace le verbe agir par le verbe supposer. Elle réduit la politique à une gestion de la vraisemblance : on ne décide plus, on attend de voir.

Le réel n’attend pas

Pendant que le pouvoir calcule, la société, elle, ne peut pas attendre. Elle se débrouille seule. Les enseignants, les soignants, les précaires, les familles : tous ces gens qui, chaque jour, font tenir ce qui peut encore l’être. On appelle cela la résilience, mot commode pour ne pas dire abandon.

Le pari, au fond, est une façon de se protéger du réel. Il permet de ne rien affirmer tout en donnant l’impression d’avancer ; il remplace la décision par une mise, la responsabilité par un calcul. Mais une démocratie qui parle en paris est une démocratie fatiguée : elle a cessé de croire à sa capacité de transformer le monde. Quand le politique devient un jeu de probabilités, le réel devient une perte sèche.

Ce qui n’est pas un pari

Ce que nous vivons n’a rien d’un pari. Travailler sans contrat, vivre avec un salaire qui ne couvre pas le loyer, renoncer à se soigner ou à chauffer son appartement, ce n’est pas un “risque” : c’est une conséquence. Ce n’est pas un scénario : c’est le quotidien. Et ce quotidien ne supporte plus d’être résumé par des mots d’équilibristes.

On ne gouverne pas un pays en pariant sur son épuisement. On ne restaure pas la confiance par des hypothèses. Le courage politique consisterait aujourd’hui à dire : nous ne parions plus. Nous décidons. Nous engageons à nouveau des choix, des positions, des responsabilités. Nous cessons de parler du risque comme d’une figure rhétorique pour en retrouver la portée humaine : ce qu’on met réellement en jeu quand on parle au nom des autres.

Revenir au réel

Nous ne sommes pas à parier. Nous sommes ce que la politique devrait défendre : le concret, le présent, la vie commune. Et c’est à partir de là, de cette matière rugueuse et indocile du réel, que la parole publique doit recommencer à dire : non pas “nous faisons un pari”, mais “nous prenons part”.

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