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Billet de blog 19 juillet 2025

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Protéger le père : récit d’une immunité structurante

Dans nos sociétés, la figure paternelle bénéficie souvent d’une immunité qui protège les auteurs de violences au détriment des victimes. Refuser de « protéger le père » est un acte nécessaire pour libérer une parole longtemps étouffée.

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I. Le père protégé : constats d’impunité dans l’espace public

Il n'est pas une affaire, pas une polémique, pas un fait divers ou un scandale de grande ampleur qui ne révèle, en filigrane, la même matrice : la tendance obstinée de nos sociétés à protéger le père. On protège le cinéaste, parce qu’il est « un génie ». On protège le ministre, parce qu’aucun verdict judiciaire n’a été prononcé. On protège l’homme public, l’artiste, le patriarche, parce que leur chute ébranlerait trop de récits. Le soupçon est toujours d’abord jeté sur la parole accusatrice, comme si celle-ci venait troubler un ordre symbolique que nous nous sommes engagés collectivement à maintenir.

Quand une victime parle, surtout si elle est femme ou enfant, elle devient suspecte. Trop tard. Trop flou. Trop émotionnel. Trop rageuse. Et si elle mentait ? Et s’il s’agissait d’un règlement de comptes ? Les réactions publiques, les dispositifs judiciaires, les commentaires journalistiques s’organisent pour préserver la figure paternelle de toute altération définitive. On préfère encore nier la violence plutôt que d’admettre que le père — cette figure d’autorité fondatrice — a pu faillir.

II. Le système immunitaire : défendre les figures tutélaires à tout prix

À y regarder de plus près, ce réflexe dépasse les cas individuels. Il renvoie à un fonctionnement structurel du corps social, à la manière d’un système immunitaire. La société identifie toute attaque contre le père comme une menace systémique. Le « père » — entendu ici non seulement comme parent biologique, mais comme archétype de l’autorité masculine — représente bien davantage qu’un individu : il incarne l’ordre, la rationalité, la continuité.

L’accusation à son encontre, en ce qu’elle vient entamer la légitimité de cette autorité, est alors vécue comme un virus narratif. Elle doit être contenue, neutralisée, recontextualisée. L’inconscient collectif se met en branle pour sauver l’essentiel. On relativise : ce n’était qu’une gifle. Qu’un mot de trop. Qu’une époque. Qu’un excès. On psychologise : il avait une enfance difficile, une pression énorme, des blessures invisibles. Le père n’est pas vu comme responsable, mais comme vulnérable — et c’est toujours lui qu’il faut protéger de la parole qui le met en cause.

III. Protéger le père, c’est oublier l’enfant

Mais cette protection a un prix. Car protéger le père, c’est condamner l’enfant au silence. Et ce silence, loin d’être neutre, est un silence produit, fabriqué, imposé. L’enfant battu, l’enfant humilié, l’enfant abusé apprend très tôt que sa souffrance est moins importante que la paix du foyer, que l’honneur du père, que la réputation de la famille. On lui apprend à ne pas faire de vagues. À ne pas exagérer. À comprendre. À pardonner.

Le même mécanisme se reproduit dans les histoires conjugales. Combien de femmes vivent dans l’attente que l’on prenne enfin leur parole au sérieux ? Combien s’entendent dire : « tu vas tout gâcher », « ce n’est pas si grave », « pense aux enfants », « il t’aime à sa manière » ? L’espace d’expression des victimes est toujours conditionné par la nécessité de ne pas compromettre la figure paternelle. Et le traumatisme devient alors un poison silencieux, ruminé, honteux, impossible à formuler.

IV. Une mémoire interdite : les violences paternelles dans l’intime et dans l’histoire

Cette dynamique de protection ne se limite pas aux sphères privées. Elle irrigue aussi les récits nationaux, les constructions mémorielles, les fictions collectives. Le « père » devient alors le colonisateur, le chef d’État, le fondateur de l’ordre républicain. Et là encore, il faut préserver son image. Ne pas dire l’esclavage. Ne pas nommer la torture. Ne pas enseigner la brutalité coloniale. L’histoire officielle est une fabrique de paternités propres, d’autorités lavées, de récits édulcorés.

Dans l’intime comme dans la mémoire collective, le père ne peut être coupable : seulement maladroit, dépassé, ambigu, mais toujours digne d’une lecture charitable. Le pardon devient une norme, un horizon imposé. Et la violence, une erreur que la postérité devrait digérer pour mieux passer à autre chose.

V. Contre-narration : écrire contre le pacte de silence

Or, il n’y a pas de justice sans rupture de ce pacte. Nommer la violence, raconter l’abus, dénoncer l’impunité n’est pas un geste de haine, mais un acte de désobéissance salutaire. Refuser de protéger le père, ce n’est pas le tuer — c’est refuser de mourir à sa place. Chaque mot, chaque récit, chaque cri arraché au silence est une tentative de se réapproprier son histoire, contre les injonctions à l’oubli.

Écrire devient alors un geste politique. Il ne s’agit plus de faire œuvre, mais de reprendre la parole là où elle avait été confisquée. Dire : il m’a détruit. Dire : il m’a fait taire. Dire sans précaution, sans justification, sans souci de protéger l’agresseur d’hier. Refuser l’amnistie émotionnelle qu’on exige toujours des victimes.

Il est temps de désacraliser le père, non pour le diaboliser, mais pour ouvrir enfin un espace où les mots des enfants, des femmes, des dominés, puissent exister sans condition.

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