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Billet de blog 20 octobre 2025

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Quand la rationalisation du social conduit à la disqualification du besoin

Derrière la neutralité d’un courriel, on peut lire tout un système de valeurs : une manière de concevoir la pauvreté, la responsabilité, l’aide. C’est précisément ce que j’ai ressenti en échangeant, ces dernières semaines, avec une conseillère sociale de Seqens, mon bailleur.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Contexte : une demande d’aide et un refus

Ma situation est simple : depuis la perte de mon activité, je perçois le RSA (568,94 € selon l’attestation de la CAF) et une APL de 343 €, directement versée à Seqens.

Confronté à la difficulté de régler mon loyer dans son intégralité, j’ai sollicité la prolongation d’une aide sur quittance, dispositif temporaire censé soutenir les locataires en fragilité économique.

La réponse fut claire : refus.

Mais c’est surtout la justification qui m’a frappé :

« Vous devez être en capacité de pouvoir régler une partie du loyer ainsi que vos autres charges fixes. Ce minima social le permet, en accord avec la révision de vos charges fixes (contrats internet/téléphone, assurance habitation, etc.) et de l’équilibre de votre budget quotidien. »

Lire entre les lignes

Cette phrase, écrite par une conseillère sociale, ne se contente pas de décrire une règle : elle énonce un jugement.

Elle repose sur un présupposé implicite : le RSA permettrait, à condition de “bien gérer”, de subvenir à ses besoins essentiels.

Autrement dit, la difficulté à payer son loyer ne relèverait pas d’un manque de ressources, mais d’un défaut d’organisation.

Ce n’est donc pas seulement une décision administrative ; c’est une évaluation morale.

Elle laisse entendre que la précarité n’est pas une situation subie, mais une conséquence d’arbitrages individuels.

Derrière l’injonction à « réviser ses charges fixes » s’exprime un modèle implicite du “bon pauvre” : celui qui adapte son existence au minimum, sans jamais questionner le minimum lui-même.

Un glissement de registre : du droit à la morale

L’échange avec cette conseillère a révélé, à mon sens, un glissement de registre typique des politiques sociales contemporaines.

On passe du droit à l’aide à la méritocratie de l’aide.

Ce n’est plus la vulnérabilité qui justifie le soutien, mais la conformité à une norme : être “responsable”, “ajuster”, “équilibrer son budget”.

Ce discours s’inscrit dans un mouvement plus large : la rationalisation du social.

On ne parle plus d’accompagner, mais d’optimiser ; on ne pense plus la pauvreté comme un fait social, mais comme un problème de gestion.

Dans ce cadre, l’assisté devient un gestionnaire défaillant, et le travailleur social, un régulateur de comportements.

Un paradoxe institutionnel

Ce positionnement contraste pourtant avec les engagements affichés par Seqens :

« Nos conseillers sociaux accompagnent les locataires en difficulté afin de trouver des solutions adaptées à chaque situation. »

L’expérience que je décris montre autre chose :

– une inexactitude dans les données mobilisées (le montant du RSA mentionné par la conseillère ne correspond pas à celui de la CAF) ;
– une absence de diagnostic budgétaire concret ;
– et une clôture unilatérale du dialogue : « Ce sera ma dernière réponse quant au refus de l’aide sur quittance. »

Le social se trouve ici réduit à une fonction de filtrage : évaluer, classer, fermer.

L’accompagnement devient un geste de conformité administrative, non un processus de soutien.

Ce que cet épisode révèle

Je n’ai pas souhaité relater cet échange pour le plaisir d’un grief individuel, mais parce qu’il met en lumière un phénomène plus large : la moralisation du social.

En affirmant que “ce minima social le permet”, l’institution ne se contente pas de refuser une aide ; elle redéfinit ce qu’il est légitime d’espérer, elle transforme la question du droit en question de comportement.

Ce type de discours, que j’ai retrouvé dans d’autres institutions, produit un effet insidieux : il culpabilise le besoin, il pousse le bénéficiaire à s’auto-surveiller plutôt qu’à demander. Et il vide la solidarité de sa substance en la subordonnant à une éthique gestionnaire.

Conclusion : une mutation silencieuse

Cet épisode n’a rien d’anecdotique, il illustre la manière dont la langue institutionnelle s’est transformée.

Les mots du social ont été remplacés par ceux de la performance : capacité, équilibre, gestion, révision : on ne parle plus d’aider, mais d’“être en capacité de”.

Le lexique du pouvoir d’agir a remplacé celui du droit à vivre.

Ce déplacement sémantique n’est pas neutre, il signale une mutation du rôle même des acteurs sociaux : du soutien à la surveillance, de la solidarité à la solvabilité.

En matière de social, la question n’est plus seulement : qui a besoin d’aide ?, mais : qui mérite encore d’être aidé ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.