Introduction : l’écriture de soi n’est pas d’abord une thérapie
On m’a souvent prêté l’intention ou le bénéfice thérapeutique dans l’écriture de mes livres. Cette idée, largement répandue, voudrait que l’écriture intime soit d’abord une forme de soin, un exutoire salutaire, une manière de panser des blessures. Pourtant, cette vision me semble profondément problématique, non seulement parce qu’elle appauvrit la complexité du geste d’écrire, mais aussi parce qu’elle tend à réduire le lecteur à un simple réceptacle des névroses exposées.
Écrire sur soi n’est pas, ou pas seulement, se guérir. C’est d’abord un acte d’exposition. Une mise à nu qui ne relève pas d’une douceur consolatrice mais d’une forme de violence — une violence parfois envers soi, toujours envers ce qui se révèle, ce qui se dévoile sans filtre. Cette violence ne saurait être assimilée à une catharsis linéaire ou à un soulagement. Elle est ambivalente, parfois déchirante, souvent dérangeante.
1. Le lecteur n’est pas le réceptacle des névroses de l’auteur
Du côté du lecteur, cette exposition n’est pas sans conséquences. On oublie trop souvent que le lecteur n’est pas un réceptacle passif chargé d’absorber les blessures ou les pathologies de l’auteur. Il est un partenaire de la lecture, un sujet à part entière qui reçoit, réinterprète, résiste parfois, et qui n’est pas tenu de jouer un rôle thérapeutique. Réduire le lecteur à une fonction de « soin » dépossède la lecture de son intensité et de sa liberté.
Attendre que le lecteur joue ce rôle, c’est lui imposer une charge émotionnelle et psychique qui ne lui appartient pas. Cela fait peser sur lui une forme de violence, un poids qu’il n’a pas forcément choisi, et qui fragilise la relation au texte.
2. L’écriture de soi est une exposition violente
L’écriture de soi est un territoire fragile où se croisent vulnérabilité, violence et puissance. Exposer son intimité, dévoiler ce qui est enfoui, c’est un geste brutal, une mise à nu qui blesse et qui dérange.
Cette violence n’est pas un défaut, ni une faiblesse, mais la condition même de la vérité dans l’écriture intime. Elle ne s’apparente pas à une guérison automatique, ni à une délivrance, mais à une traversée parfois déchirante.
Cette violence est également à considérer dans le rapport au lecteur. Le texte devient un espace où le lecteur est confronté à une violence intime, à un témoignage cru qui peut heurter, troubler, déranger.
3. La mise en langue altère inévitablement le vécu
Il faut aussi considérer que le passage du vécu à la langue ne peut être neutre ni transparent. Toute expérience, toute émotion, dès lors qu’elle est mise en mots, est altérée, remodelée, transformée. La langue impose ses structures, ses images, ses métaphores, qui trahissent nécessairement la pureté brute du vécu initial.
Cette altération n’est pas une faute ou un défaut, mais une condition inévitable de toute écriture. Le réel vécu se dérobe au profit d’une construction linguistique qui produit une distance, parfois subtile, parfois évidente, entre l’expérience et son récit.
Cette transformation invite à penser que l’écriture de soi ne saurait être confondue avec une simple restitution de la réalité intérieure : elle en est toujours une interprétation, un filtrage, une réinvention.
4. La recherche stylistique éloigne progressivement du réel
Par ailleurs, la recherche stylistique, inhérente au travail d’écriture, tend, elle aussi, à éloigner peu à peu le texte de la simple fidélité au réel. Que ce soit par le choix des mots, la construction des phrases, le rythme, les figures de style, l’auteur s’engage dans un travail formel qui ne cesse de décaler le propos originel.
Cette quête esthétique, loin d’être secondaire, est au cœur même de l’écriture : elle donne sa singularité au texte, mais creuse également l’écart entre ce qui a été vécu et ce qui est raconté.
Au fil du temps, ce double mouvement d’interprétation du vécu par la langue et de stylisation progressive rend caduque l’idée d’une écriture purement thérapeutique ou mimétique. Le texte devient une œuvre à part entière, autonome, qui ne se confond plus avec la simple « confession » ou « catharsis ».
5. Au-delà du mythe : repenser l’écriture de soi
Reconnaître ces tensions, c’est se libérer du mythe d’une écriture de soi exclusivement thérapeutique. Cela invite à penser l’écriture intime comme un acte esthétique et éthique, un engagement fragile et puissant.
L’écriture de soi n’est pas un refuge mais un champ d’épreuve où s’affrontent des forces contradictoires : douleur, puissance, vérité, mensonge, exposition et retrait.
C’est une démarche qui interroge la relation à soi, aux autres, au langage, et qui doit être envisagée avec lucidité, sans illusion de simplicité ou de facilité.
Conclusion : accepter la complexité et la violence de l’écriture intime
Loin d’être une douce catharsis, l’écriture de soi est un acte exigeant, violent, porteur d’une puissance paradoxale. Pour l’auteur comme pour le lecteur, elle engage une responsabilité et une lucidité que le mythe thérapeutique masque trop souvent.
C’est seulement en dépassant cette illusion que l’on peut enfin saisir la richesse, la complexité et l’intensité réelle de l’écriture intime.