Il faut parfois prêter attention à ce qui déclenche les réactions les plus disproportionnées pour comprendre ce qui, dans une société, ne peut être symbolisé sans provoquer de crise. En France, depuis plusieurs mois, le drapeau palestinien fait l’objet d’un traitement singulier : sa seule apparition dans l’espace public suffit à susciter des interventions policières, des gardes à vue, des mises en cause judiciaires, voire des accusations implicites d’atteinte à l’ordre républicain. Ce n’est plus un emblème politique : c’est un déclencheur. Non pas de violence – mais d’une panique institutionnelle.
Deux jeunes gens, récemment, en ont fait l’expérience lors du passage du Tour de France. Un drapeau accroché à un panneau de signalisation, et c’est la machine répressive qui s’enclenche : arrestation musclée, garde à vue prolongée, fichage, accusations infondées, propos injurieux émanant des forces de l’ordre. À aucun moment la situation ne menace la sécurité publique. Le seul “trouble” semble résider dans la visibilité d’un signe. Mais de quel signe parle-t-on ?
Le symptôme d’une hystérisation du politique
Ce que révèle cet épisode n’est pas un durcissement du maintien de l’ordre, mais un basculement sémiotique : le drapeau palestinien, dans le contexte français, n’est plus traité comme un support d’expression politique, mais comme un signe perturbateur en soi. Il déclenche des affects institutionnels – peur, rejet, répression – qui relèvent moins du droit que d’une économie pulsionnelle.
On retrouve ici les ressorts classiques de ce que la psychanalyse, mais aussi la sociologie des affects, ont pu désigner comme hystérisation : une réponse disproportionnée à un objet qui vient menacer un refoulé collectif. Ce n’est pas tant la Palestine en tant que telle qui est insupportable, mais ce qu’elle symbolise dans l’imaginaire français : une mémoire coloniale non digérée, une altérité internalisée dans les banlieues populaires, une fracture postcoloniale que le langage politique peine à nommer.
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Le signe contre l’universel abstrait
Dans la tradition républicaine française, l’universalisme se fonde sur l’abstraction du citoyen : il n’a ni couleur, ni origine, ni attachement autre que la loi commune. Or le drapeau palestinien vient déstabiliser cette fiction. Il manifeste un attachement transnational, un geste de solidarité décentrée, une visibilité d’origine – tout ce que l’universalisme abstrait peine à absorber.
Le malaise est d’autant plus frappant que la République ne réagit pas avec la même intensité à d’autres drapeaux. Le drapeau ukrainien est aujourd’hui omniprésent dans les institutions publiques, sans que cela ne suscite d’inquiétude. Le drapeau israélien ou américain peuvent être arborés dans les rues sans contrôle. Ce deux poids, deux mesures n’est pas simplement hypocrite : il structure un régime de visibilité différentielle, fondé sur la légitimité présumée des causes et sur leur compatibilité supposée avec le récit national.
Une gestion affective de la conflictualité
L’affaire du drapeau palestinien révèle ainsi une chose plus profonde que la seule islamophobie, ou que la gestion politique du conflit israélo-palestinien. Elle témoigne d’un déplacement du politique vers l’affectif : on ne gouverne plus par le droit, mais par la régulation des émotions collectives. Le drapeau palestinien fait peur non parce qu’il appelle à la haine ou à la violence – mais parce qu’il rappelle une douleur, une division, une histoire que l’on voudrait tenir à distance.
Cette hystérisation d’un signe dit quelque chose de la vulnérabilité démocratique. Une démocratie adulte tolère que s’expriment, dans l’espace public, des revendications, y compris conflictuelles. Elle n’a pas besoin de neutraliser les symboles. À l’inverse, lorsque l’ordre institutionnel vacille devant un simple drapeau, ce n’est pas la radicalité du signe qui est en cause, mais la fragilité de l’espace symbolique qu’il vient traverser.
Pour une désaturation du signe
Derrière cette séquence policière, c’est la place du dissensus dans l’espace public qui est interrogée. Peut-on, en France, signifier son soutien à une cause internationalement reconnue comme légitime – celle d’un peuple privé de souveraineté – sans être renvoyé à une altérité menaçante ? Peut-on faire signe autrement que dans les cadres acceptés du discours majoritaire ? Peut-on, enfin, porter un drapeau sans être immédiatement identifié à un ennemi intérieur ?
Déshystériser le drapeau palestinien – c’est-à-dire lui redonner le statut d’un signe politique légitime, ni plus ni moins que d’autres – serait un geste démocratique fort. Ce serait reconnaître que la France peut accueillir, sans se sentir menacée, la pluralité des engagements. Et que la liberté d’expression ne vaut pas seulement pour les causes consensuelles, mais d’abord pour celles qui dérangent.