Chaque morceau de viande est une sorte d'usine, moulins et pressoirs à sang.
Tubulures, hauts fourneaux, cuves y voisinent avec les marteaux-pilons, les coussins de graisse.
La vapeur y jaillit, bouillante. Des feux sombres ou clairs rougeoient.
Des ruisseaux à ciel ouvert charrient des scories avec le fiel.
Et tout cela refroidit lentement à la nuit, à la mort.
Aussitôt, sinon la rouille, du moins d'autres réactions chimiques se produisent, qui dégagent des odeurs pestilentielles.
Francis Ponge ("Le morceau de viande")
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Agrandissement : Illustration 1

Les ouvrières et ouvriers sont las, leurs bottes et tabliers maculés de sang, plantés, comme embourbés dans un sol pourtant cimenté, et postés, debouts, dans le mini-espace qui leur permet tout juste d'effectuer l'unique et court geste d'exécuteur partiel qui leur est attribué dans la chaîne létale. Le bruit des machines emplit la scène, tout comme celui de meuglements, derrière les rideaux de plastique …
Dans cette entreprise, il n’y a pas de syndicat. Comment protester de cette mort injuste et se faire vraiment entendre par l'unique gérante, qui, effrayée, se demande de quelle manière elle pourrait, malgré tout, forcer la reprise la production par les employés... Pour faire entendre leurs revendications, les ouvrières et ouvriers, tous en mauvaise santé par leur posture unique et taches répétitives, vont en passer par l'utilisation de la fourbe ventriloquie, pour ne pas se mettre en danger, c'est-à-dire être licenciés. La directrice, aliénée à ses manières et formules d'expression standardisées, comme unique représentante et exécutante des ordres du Possesseur, ne pourra ainsi trouver celui ou celle qui s'exprime.
Le Possesseur, de son côté, a une voix qui, espacée dans la journée, en réponse et propositions aux revendications de ses ouvriers, porte et résonne dans tout l’abattoir.
Pendant ce temps, et cela depuis le début, il est un personnage, mi-fantôme humain, mi-vache, qui surplombe la scène et les "grévistes", qui, eux, se déplacent dans les zones de tuerie de l'abattoir. Ce fantôme va et vient sur les hauteurs, près d'une balustrade qui symbolise l'au-delà, de ce que le spectateur imagine comme la chaîne de découpe des bovins, supendus, là et là seulement. De sa hauteur, l'employée morte invective les ouvriers, et se plaint de sa condition, puis en vient rapidement à décrire des souvenirs, mais cette fois en tant qu'animal, avc ses visions propres, souvent coloriées mais monochromes, perçues par les vaches elles-mêmes en chemin vers la mort, puis après leur décès.
Ce triple dispositif scénique installé tout au long du spectacle est le vrai projet de Faustine Noguès, qui est, en premier lieu, de nous montrer comment, au sein des plis bien distincts d'un même Temps, peuvent se déployer des formes théâtrales opposées de déplacements de ses personnages grévistes, par des procédés scéniques différents. Avec les sons permanents de hurlements, de chocs de barrières d'acier et de meuglements, venus de derrière les rideaux, où se trouve le couloir qui réceptionne les bêtes, ce qui peut s'identifier comme le Marché libéral et son flux permanent. Avec les voix des grévistes qui constituent une nimbe sussurante, aussi. Avec l'implantation d'un silence total, sans paroles échangées, lors de la longue scène, émouvante et mémorable, qui voit les ouvriers décrocher puis transporter ce qu'il reste du corps écorché de leur collègue, qu'un regard ciselé ne trouvera pas inférieure au plan d'un grand maître du cinéma muet.
Des paris scéniques réussis qui amènent le spectateur à clairement identifier trois espaces-temps, dans une même topographie, écorchés et absolument non réconciliables.
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Les Essentielles, pièce écrite par l'autrice Faustine Noguès, publiée aux éditions L'Œil du Prince, a été lauréate du label Jeunes Textes en Liberté, puis sélectionnée par les comités de lecture Collisions, du Théâtre de la Tête noire à Saran (Loiret) et celui d’Osez les autrices. La pièce a été montée pour la première fois en novembre 2024 au Théâtre de l’Archipel, à Fouesnant (Finistère), dans une mise en scène de l'autrice Faustine Noguès, et poursuit actuellement une tournée nationale.
Faustine Noguès a écrit un petit texte à propos de sa pièce, ICI.
Nous avons assisté à sa représentation le 17 décembre 2024, au Théâtre de la Cité universitaire, à Paris. La durée du spectacle est de 1h40.
Le texte a aussi été publié et traduit, joint avec "Surprise parti" (2018) de la même F. Noguès, en Argentine aux Éditions Libros del Zorzal, sises à Buenos Aires.
Son complice Rafael Vicente de Paula est Brésilien, né au Minas Gerais en 1984. À l'âge de 21 ans, il se forme durant quatre ans à l’"Escola Popular de Circo" de Belo Horizonte, capitale du Minas Gerais. À 25 ans il vient en France pour continuer sa formation au Centre National des Arts du Cirque (CNAC) de Châlons-en-Champagne pendant trois ans.En 2012, il crée la Compagnie du Chaos, compagnie de cirque contemporain basée à Châlons-en-Champagne...