Une théorie de la conspiration de plus
De nature complotiste, j’ai acquis tellement de certitudes fausses au cours du temps qu’il m'est de temps à autre nécessaire de les remettre à plat, et de les exposer à une pensée critique. J’appellerais ça prendre « un bol de zététique », qui consiste pour la personne qui l’entreprend à interroger la confiance qu'elle a en une croyance. C'est ainsi que dernièrement j'ai revu quelques-unes d’entre elles et au contraire de ce que je pensais, la terre n’est probablement pas plate mais très certainement courbée aux alentours des bords. Également, je ne suis plus aussi sûr que les reptiliens soient toujours en majorité absolue dans le conseil Illuminati qui régit le Nouvel Ordre Mondial, les aliens ayant également un excellent programme de domination du monde. Ce sont d'énormes progrès dont Bill Gates serait fier s'il en prenait connaissance.
Cependant, personne n’est parfait et je crois toujours aux histoires de « réseaux pédophiles VIP », bien qu’on pourrait critiquer ce terme, car « trafic humain » semble plus approprié. Pour preuve, l’affaire du pavillon de l’horreur de Claude Dunand est souvent rangée aux côtés de l’affaire Dutroux, ou des CD de Zandvoort, dans la case « pédocriminalité » quand bien même il n’y a pas de victimes mineures. Il faut noter que c’est l’un des volets de l’affaire des disparues de l’Yonne, ce qui est important pour la suite.

Offrir des femmes à torturer, un commerce de luxe
L’affaire Dunand commence le 20 janvier 1984, lorsque Huguette (nom d’emprunt), issue d’un foyer de jeunes travailleurs de la DDASS, s’échappe du pavillon de Claude et Monique Dunand à Appoigny, une ville de la périphérie d’Auxerre. Trois mois auparavant, elle avait été attirée par une annonce publiée par Dunand dans un journal local, proposant de prendre soin de sa vieille mère moyennant salaire, logement et nourriture. Une aubaine pour cette jeune travailleuse, qui devenue majeure récemment doit quitter son foyer. Lorsqu’elle arrive dans le pavillon, lui et un complice (Joseph) la kidnappent et la séquestrent.
Dunand n’est pas seulement un pervers, c’est aussi un proxénète : dans sa cave il la viole, la torture, et propose à ses clients d’en faire de même, moyennant de fortes sommes. Dans des revues libertines, il publie des annonces proposant aux clients de devenir tortionnaires. A l’entrée du donjon, les tarifs sont affichés, mais elle doit également les réciter aux clients : 300 Frs la brulure de cigarette, 1500 Frs la brulure au chalumeau. Le salaire minimum net en 1984, aux alentours de 3500 Frs, représente moins que les 5000 Frs à payer pour passer la nuit avec Huguette. Ce n’est donc pas à la portée de tous les porte-monnaie, et Dunand confirme que ses clients sont aisés dans un entretien accordé à l’Yonne Républicaine : « des chefs d’entreprises, des chirurgiens, un homme politique nationalement connu, peut être des magistrats. Ce sont surtout des riches qui fréquentent ces soirées ».
Jean-Pierre Lauzier, le médecin légiste qui examine Huguette après son évasion, se dit « horrifié » par ce qu’il voit. Plus de 20 ans après les faits, l’avocate de Huguette Corinne Herrmann affirme qu’elle aurait besoin de chirurgie reconstructive. Ce qu’elle ne peut pas s’offrir, et Claude Dunand, déclaré insolvable, n’a jamais payé pour ces opérations. Avant sa mort en 2021, il vivait pourtant avec une femme richissime dans un appartement cossu à Mulhouse.
« Elle ne sert plus à rien », c’est ce que dit un médecin venu la visiter dans la cave de Dunand. Il traite les blessures infligées au fer rouge sur sa poitrine, mais ne reporte rien à la police. Dunand cherche à « remplacer » Huguette le temps qu’elle guérisse. Début janvier 1984, il enlève Mickaëla (nom d’emprunt), également issue de la DDASS, à qui il fait subir les mêmes sévices. Cette fois-ci, l’annonce a été publiée par l’ANPE.
Evasion
Huguette n’est donc plus seule dans la cave lorsqu’elle s’échappe le vendredi le 20 janvier 1984. Bien qu’elle avertisse la police le jour même, Mickaëla attend sa libération jusqu’au lundi 23. Durant ces trois jours Dunand passe sa rage sur elle. Le médecin traitant de Huguette prévient le procureur René Meyer, qui attend jusqu’au dimanche soir pour demander à la SRPJ de Versailles d’intervenir. Alors qu’une victime est en situation de danger immédiat, un tel délai reste incompréhensible pour beaucoup d’observateurs. Le juge d’instruction Jacques Bourguignon justifie : « il était à un moment question de faire l’intervention en douceur de façon à ce que l’on puisse essayer d’appréhender les éventuels complices ou coauteurs, donc on voulait faire le silence total sur cette affaire de manière à ce que cela ne transparaisse pas du tout dans la presse, et puis surprendre un peu tout le monde ».
Huguette quant à elle est placée en hôpital psychiatrique, où elle est assommée de médicaments. Comment s’explique son internement ? A-t-elle donné son accord ? Au niveau de la loi, seuls le préfet ou le directeur de l’établissement peuvent forcer un internement. On peut s’attendre à ce que soient internés en institut psychiatrique les personnes ayant perdu toute rationalité, cependant plusieurs éléments montrent que Huguette rapporte des faits tangibles :
- les traces de sévices sont observées par un médecin légiste,
- Mickaëla est bien retrouvée par la police dans la cave du pavillon d’Appoigny chez les Dunands,
- Huguette a remis à la police des carnets d’adresses des clients de Dunand, ainsi que des photos, qu’elle a pris avant de s’enfuir.
Huguette estime le nombre de clients à une trentaine, cependant seuls quelques-uns d’entre eux seront inquiétés. Le guet-apens que la police comptait monter autour de la maison de Dunand n’a pas fonctionné : lorsqu’elle intervient pour secourir Mickaëla, un journaliste local se trouve déjà sur les lieux. Mis au courant par les médias, les clients ne sont pas venus. Une fuite provenant du ministère de l’intérieur, selon le substitut du procureur Stilinovic, pour qui l’affaire a été « sabotée ». Au final quatre clients peuvent être identifiés : Christian Grima, Paul Lefort, Georges Ethievant et Joseph Q..
Christian Grima, un client héroïque
Christian Grima se classe à part, il n’a jamais vu Huguette ni Mickaëla. Durant l’instruction, les enquêteurs trouvent une autre victime du couple, Isabelle Ringier. Celle-ci s’était vue proposer des sessions BDSM soft par le couple, pour s’apercevoir trop tard du caractère hardcore et non-consenti de ce qui lui était infligé. Gardée prisonnière, elle supplie Christian Grima, un client, de l’aider à s’échapper. Ce qu’il fait en menaçant Dunand d’appeler la police. Dunand libère Ringier, Grima s’en assure en l’attendant devant le pavillon.
La justice a-t-elle du mal à condamner les tortionnaires aisés ?
Est-ce pour cette action héroïque que Christian Grima n’écopera que de 6 mois de prison, ou parce qu’il menace de « faire exploser le département » avec ce qu’il sait ? Le risque était en effet grand qu’il écope pour tous les absents au procès, car il est seul dans le box des accusés : les clients identifiés sont soit morts, soit bénéficient d’un non-lieu. Paul Lefort chef d’entreprise et Georges Ethievan avocat meurent d’une crise cardiaque avant le procès. Joseph Q. un ingénieur de la marine, bien qu’identifié par Huguette et Claude et Monique Dunand, bénéficie d’un non-lieu du juge d’instruction Jacques Bourguignon. Pourquoi ? Difficile de le savoir puisque son dossier disparait du tribunal, tout comme les carnets d’adresses des clients remis à la police par Huguette, et mis sous scellés : ils ne sont pas retrouvés. La faute à un « archivage désordonné » selon un rapport de l’Inspection Générale des Services Judiciaires. Ce n’est pourtant pas un archivage désordonné qui a arraché certaines pages des carnets avant leur disparition, comme le constate la greffière Jousselin. Les autres clients ne sont de toute façon pas recherchés, le juge Bourguignon n’a interrogé ni Huguette ni Mickaëla à leur sujet.
Claude Dunand arrive libre à la cour d’assises de l’Yonne le 15 octobre 1991. Officiellement libéré de préventive pour vice de procédure, en fait il a été aidé par une association entretenant des liens avec plusieurs ministres.
A son procès, peu de monde. En plus des clients morts, non identifiés, ou mis hors de cause, le commissaire Viallatte qu a dirigé l’opération de libération de Mickaëla n’a pas été convoqué au procès pour raconter les conditions de l’interpellation. La troisième victime, Isabelle Ringier, n’est pas morte assassinée, ce qui lui arrivera en 1998, mais elle est dans l’incapacité de se rendre au procès parce qu’elle vient de se faire renverser par une voiture.
Malgré tout, en novembre 1991 Claude Dunand écope d’une peine de prison à perpétuité, dont il sort en 2001. « La libération conditionnelle de Claude Dunand était aussi liée à une loi du silence qui lui avait été demandé » déclare Gérard Delorme, rédacteur en chef de l’Yonne Républicaine, répondant aux questions de journalistes de France Télévision. Faut-il comprendre que sa libération était conditionnée à la non dénonciation de ses clients ? C'est illégal. Un tortionnaire libéré parce qu'il ne dénonce pas ses clients, ce genre de propos ne devraient pas inciter la justice à s'activer ? Rien ne se passe. L’Yonne Républicaine rapporte que Dunand, musicien qualifié, est « impatient de retrouver un orgue dans une église pour accompagner la messe et faire chanter les gens. ». Lorsqu’elle apprend la libération de Dunand, Huguette écrit au juge d’application des peines pour s’assurer que Dunand ne puisse pas entrer en contact avec elle ou ses enfants. Elle n’obtient pas de réponse.
La peur des victimes, de leur famille et des enquêteurs… encore après la condamnation de Claude Dunand
Il est compréhensible qu’elle s’inquiète, car dans la région les femmes continuent à disparaitre, et les témoins de l’affaire continuent à mourir, même lorsque Claude Dunand est en prison. L’affaire est en fait loin d’être terminée : elle s’inscrit dans un contexte plus large, dans lequel le département de l’Yonne est le témoin de meurtres et de disparitions de jeunes femmes dont aucune n’est résolue, depuis des décennies. Les anciennes victimes, leur famille, les représentants de l’ordre, ont peur : ils ne parlent aux journalistes qu’à visage flouté ou caché. Dans un état de droit dotée du concept de justice, ce ne sont pas plutôt les clients et les proxénètes qui se cachent ? Qui, ou qu’est-ce qui peut infliger une telle peur aux victimes, sinon une m***a ?
Des citoyens conscients et engagés
Des citoyens s’opposent à cette peur, mais certains d’entre eux vont le payer très cher. Le gendarme Christian Jambert, également issu de l’assistance publique, enquête de manière officieuse sur ces disparitions. Il suspecte Dunand pour certaines d’entre elles et se rend immédiatement au pavillon d’Appoigny lorsqu’il apprend qu’une victime s’en est échappée. Il est est immédiatement écarté, le procureur René Meyer préférant la SRPJ de Versailles à la gendarmerie locale pour intervenir. Un autre acteur clé, Pierre Monnoir, fondateur de l’Association de Défense des Handicapés de l’Yonne, alerte l’opinion publique. Les français apprennent que des jeunes femmes, parfois mineures, issues de la DDASS disparaissent sans laisser de trace, sans que les autorités ne s’en inquiètent.
Morts durant l’instruction des disparues de l’Yonne
Cela fait des années que l’ADHY demande à la justice auxerroise d’ouvrir une instruction, ce qu’elle s’est toujours vue refuser jusqu’à présent. Mais le 7 mai 1997, la cours d’appel de Paris impose au parquet auxerrois qu’un juge soit saisi. L’instruction est ouverte le 30 mai 1997. Si Claude Dunand et ses complices sont responsables de certaines des disparitions, ils ont des raisons d’être inquiets. Les enquêteurs fouillent et cherchent des témoins, plus de 1200 procès-verbaux sont dressés. Claude Dunand reste bien placé sur la liste des suspects. Le jour même de l’ouverture de l’instruction, l’hécatombe commence pour les protagonistes de l’affaire Dunand. L’ex-épouse de Claude Dunand meure d’une chute dans les escaliers le 30 mai 1997. Quelques temps avant de remettre son dossier au juge d’instruction Lewandowski, le gendarme à la retraite Christian Jambert se suicide le 4 août 1997. Isabelle Ringier la troisième victime meure empoisonnée en 1998. Christian Grima tue sa femme avant de se suicider vers 1999. Le commissaire à la retraite Michel Viallatte meure d’une crise cardiaque en 2002.
Liste des morts de témoins durant les deux instructions
1984 – 1990 Investigation judiciaire de l’affaire Dunand
Client Paul Lefort, juin 1984, crise cardiaque
Docteur ayant visité Huguette dans la cave de Dunand, suicide
Client Georges Ethievant, février 1990, crise cardiaque
1997 – 2003 Investigation judiciaire de l’affaire des disparues de l’Yonne
Michelle Michaud (ex-femme de Claude Dunand), 30 mai 1997, chute d’escalier
Gendarme à la retraite Christian Jambert, 4 août 1997, suicide (controversé)
Victime Isabelle Ringier, 10 octobre 1998, assassinée
Client et sauveur Christian Grima, 23 juin 1999, suicide après avoir tué sa femme
Policier à la retraite Michel Vialatte, 1er décembre 2002, crise cardiaque
Sources
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